Commentaire par
: Camille
de Joyeuse
Le voyage
historico-musical est éblouissant; les instrumentistes réunis autour de Jordi
Savall savent convoquer une succession d'images et de tableaux sonores qui
recomposent, de Caliste à François, la vraie vie des Borgia. Epopée magistrale.
Le pape Alexandre VI Borgia et ses enfants: César (modèle politique
pour le Prince de Machiavel), Lucrèce (portraiturée en couverture par
Bartolomeo Veneto), Jean (duc de Gandie) font l'objet de ce livre-cd (3 cd +
1 dvd) qui synthétise notre connaissance historique de la famille la plus
"scandaleuse" de l'histoire romaine, entre Espagne (le clan est originaire
de Borja, près de Valence) et Italie, de la fin du gothique à la Renaissance
et à l'avènement de l'ère baroque... Mais Jordi Savall va plus loin: fort de
son engagement humaniste bien connu où la musique s'inscrit comme une quête
à la fois critique et interrogative, le musicien Catalan entend aussi
(surtout) rétablir la vérité et même réhabiliter tous les membres de la
famille concernée: en protecteurs des arts, lettrés et amis des artistes,
les Borgia méritent assurément ce travail musicologique et historique qui
est une rectification hagiographique.
Politiquement les Borgia attestent de
l'influence d'une famille d'origine espagnole en Italie, en
particulier au Vatican: la dynastie donne deux papes: Caliste III et
Alexandre VI. Emblème des turpitudes et des dépravations innommables, les
moeurs de la famille ont été généreusement collectées et amplifiées par les
chroniqueurs: Alexandre Borgia menait grand train, entretenant plusieurs
maîtresses (Vannozza Cattanei puis Julie Farnèse); comme son fils César, il
aurait eu des relations incestueuses avec sa propre fille, le sublime
Lucrèce. Le même César aurait assassiné son propre frère Jean, duc de Gandie,
dont il était jaloux... vérité terrifiante ou mythe diabolique?
Le coffret reprécise les sources
historiques en démêlant l'oeuvre des mystificateurs (tous ennemis
jurés du clan Borgia dont les Orsini) entretenant la légende noire des
Borgia.
Sur le plan musical, Jordi Savall souligne un portrait complémentaire, et
tout à fait opposé à l'oeuvre des faux historiens: protecteurs des arts, les
Borgia (Alessandre, César, Lucrèce, Jean...) sont redéfinis, avec apport
gratifiant, le destin du dernier des Borgia, François qui devint proche de
Charles Quint, servi en lettré, diplomate, politique (vice roi de Catalogne)
et musicien de grand talent, l'impératrice Isabelle du Portugal, puis après
la mort de sa protectrice, décida de renoncer et de rejoindre les ordres,
dans le dénuement et la spiritualité la plus vertueuse. Après l'immoralité
rapportée du Pape Alexandre VI (présenté de son vivant comme un Antéchrist),
les vertus du plus juste, François soulignent encore les contrastes d'une
famille digne d'un roman fantastique. Il n'en fallait pas moins pour nourrir
la légende d'une famille soit disant scandaleuse.
Fidèle à une formule poétique qui excite
l'imaginaire, Jordi Savall
accomplit une nouvelle traversée musicale et historique qui se révèle d'un
surprenant bénéfice. Les grandes étapes de l'histoire de la dynastie Borgia
(dinastia Borja, tel est le titre du volume) sont évoquées avec une
précision scrupuleuse et un sens indiscutable de la "vérité": (cd1:)
évocation de la Valence musulmane des origines (précisément la ville de
Jativa où vivent les communautés Maures, Juives, Chrétiennes...), la
naissance d'Alphonse Borgia, futur pape Caliste III (saltarello de Dufay),
sa participation à la campagne d'Italie pour la conquête de Naples,
l'engagement de Caliste III contre les turcs au milieu du XVè; naissance de
César et de Lucrèce dans un contexte plutôt agité (fin du royaume de
Grenande, expulsion des juifs d'Espagne...). Le cd 2: marque l'apothéose du
clan et la fin du "rêve" politique des Borgia: quand Rodrigue Borgia est élu
pape devenant Alexandre VI en août 1492, protecteur des juifs séfarades; la
mort de Jean duc de Gandie (sublime Absalom fili mi de Josquin Des prez); la
culture humaniste de la belle Lucrèce, proche de Pietro Bembo (Sonnet Amor
la tua virtute, musique de Arcadelt, texte de Bembo). Et c'est à nouveau Des
Prez que convoque Savall pour illustrer la mort du patriarche, Alexandre VI,
le 18 août 1503 (Requiem de Des Prez). Le cd 3 met en lumière la vie exempte
de toute exaction du vertueux François (1510-1572) dont il souligne le
"triomphe spirituel"... C'est à notre avis le volet les plus captivant du
coffret: s'y retrouvent, foyers actifs d'une palpitante résurrection de
François "le pieux": Lluis del Mila, Jannequin, Morales... c'est à l'image
de la carrière politique de Charles Quint, l'expérience de la vanité
terrestre, grandeur et retraite, quand le plus grand empereur de la
Renaissance décide de renoncer aux fastes illusoires, à la gloire
dispendieuse, au pouvoir vénéneux... Le voyage historico-musical est
éblouissant; les instrumentistes réunis autour de Jordi Savall savent
convoquer une succession d'images et de tableaux sonores qui recomposent, de
Caliste à François, la vraie vie des Borgia. Epopée magistrale.
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