Analyste: Jean-Marie
Marchal
Après avoir
réalisé ces dernières années plusieurs enregistrements originaux portés par
de réelles préoccupations d’ordre philosophique, Jordi Savall aborde dans la
foulée l’ample chef-d’œuvre que constitue la Messe en Si de Bach, formidable
testament musical qui constitue un sommet de spiritualité sans pourtant être
lié à un dogme précis. Pour ce faire, le chef catalan a réuni autour de lui
les partenaires fidèles du Concert des Nations mais aussi de jeunes
musiciens venus de tous les horizons, réunis au sein d’une Académie d’été
organisée dans l’Abbaye romane de Fontfroide, près de Narbonne. L’un des
deux DVD présents dans ce coffret est d’ailleurs tout entier consacré à un
documentaire qui nous permet de suivre toutes les étapes de ce travail,
lequel a débouché sur un concert final que vous pouvez découvrir à la fois
sous la forme d’une captation télévisée et dans une version audio SACD. Le
tout est fort bien rangé dans un livre-disque multilingue et finement
réalisé, dans la tradition des très belles publications d’Alia Vox. C’est
donc avec enthousiasme que l’on se lance dans la (re)découverte de ce
chef-d’œuvre de Bach. Or, force est de constater qu’une certaine déception
se creuse au fil de l’écoute. C’est en croyant sincère que Jordi Savall
s’avance dans ce massif musical tellement bouleversant, en cherchant à créer
une émotion collective qui repose sur le talent et les belles individualités
des musiciens qui l’entourent. C’est une démarche pleine d’humilité et de
ferveur qui permet par moments à son interprétation d’atteindre des sommets,
dans la sérénité comme dans la joie. Mais, dans l’ensemble, il manque ici
une précision et une autorité qui permettent de dessiner les phrases et de
magnifier l’énergie rythmique d’une musique qui exige de telles attentions
pour donner toute sa mesure, pour flamboyer, pour garder aussi sa lisibilité
et sa transparence. L’acoustique un peu floue de l’église abbatiale joue
certainement un rôle dans ce manque de contours précis que la beauté des
images, dans la version DVD, occulte parfois. Mais les chanteurs ne sont pas
exempts de reproches, et notamment le chœur, qui alterne le bon et le moins
bon, au point d’être plusieurs fois mis en difficulté, notamment en ce qui
concerne la justesse et l’homogénéité. Les solistes, à l’exception d’un
contre-ténor vraiment à la peine, nous réservent quelques moments de toute
beauté (Quoniam tu solus sanctus, Benedictus,…) sans toutefois faire preuve
d’une personnalité rayonnante ni d’une grande homogénéité dans les pages
polyphoniques. Alors, faut-il parler d’échec ? Si l’on est ici à la
recherche d’une version discographique de référence, oui, car on trouvera
aisément de meilleures versions ailleurs (Brüggen, Suzuki, Harnoncourt,…).
Par contre, si l’on se place du point de vue d’une expérience collective à
haute densité humaniste, au sein de laquelle quelques-uns des meilleurs
musiciens d’Europe et de jeunes stagiaires venus offrir leur générosité et
leur fraîcheur ont mis toute leur énergie à servir la vision d’un chef
sincèrement ému, alors la perspective change. On peut alors applaudir la
démarche, et goûter à quelques moments de grâce absolue. Ce n’est pas rien !
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