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La beauté du simple Propos recueillis par Gaëtan Naulleau Aucune prise de risque n’effraie Jordi SavaIl, qui aborde un répertoire nouveau, la musique celtique, sur un instrument rarement joué de façon aussi exposée, le dessus de viole. Certains le disaient un peu routinier ces derniers temps, au lieu de quoi Jordi Savall triomphe d’un pari un peu fou: enregistrer un récital entier au dessus de viole, quasiment seul, et remonter avec cet instrument qu’il maîtrise comme personne jusqu’aux racines oubliées de la musique celtique. On aurait donc des sources anciennes de ce répertoire spécifiquement destinées à la viole? Jordi Saval : Difficile à croire, n’est-ce pas! Le violon semble indissociable aujourd’hui des musiques celtiques. Pourtant, vous trouvez à la Bibliothèque de Manchester un manuscrit pour viole du début du XVIIe siècle, noté en tablatures sans accompagnement, qui, bien sûr, n’est pas labellé « celtique », mais dont certaines pièces correspondent clairement à ce style. En tablatures, donc prévu pour l’accord de la viole? J.S. : Pour les accords de la viole. C’est même cela, au départ, qui m’a attiré dans le Manchester Gamba Book. Il propose une vingtaine de scordaturas différentes ! Certaines proches du luth, de la guitare ou de l’accord habituel de la viole. C’était très fréquent en Angleterre on pouvait inverser des cordes, on changeait sans cesse la place de la tierce ou des quartes, selon la tonalité, le caractère. J’aime tout particulièrement l’une de ces scordaturas, le bagpipes tuning: bourdon en ré, à sa gauche le la inférieur, à sa droite le ré à l’octave supérieure, ensuite on monte au la, et puis au ré. La ré ré la ré: l’instrument doit résonner, avec toutes ces quintes! J.S. : Beaucoup. Et puis, cet accord permet de garder toujours le bourdon. C’est important dans ces musiques d’inspiration populaire, dont le bourdon est véritablement le ressort: un ressort qu’on étire au fur et à mesure que la mélodie s’en éloigne, et qui se détend quand elle s’en rapproche. Si bien que ce qui semble anecdotique sur le papier, comparé à nos compositions « savantes », a en réalité une grande force. Parlons un peu du dessus de viole, Traditionnellement, on dit que c’est le «petit» de la famille des violes, mais dans tout ce disque, j’entends plutôt l’âme de la viole de gambe, sa part aérienne, et fragile.. J.S. : On oublie un peu cette dimension quand elle est au sein d’un consort... C’est-à-dire presque toujours. Mais elle devient très frappante, je crois, quand le dessus de viole joue à découvert. Ce qui est assez rare aujourd’hui. A cause de sa difficulté? J.S. : C’est le prix à payer pour cette fragilité, si spirituelle. Ses cordes sont plus minces que celles d’un violon, donc il n’aura jamais sa puissance ; en contrepartie, le timbre a un rayonnement tout particulier, éthéré, bien différent de l’enveloppe plus moelleuse qui protège le son de la viole de gambe. L’instrument possède cinq ou six cordes selon les modèles, vous avez donc une bonne étendue vers le grave, très chaleureux, et quand vous montez dans l’aigu, si vous parvenez à ne pas casser ce filet cristallin, la beauté du son peut être inouïe.
A condition de ne pas grincer, éternelle menace au dessus de
viole. Quel serait le «secret»?
Nous voici loin des pubs irlandais et des grands
rassemblements celtiques! Donc Skinner, cet emblème de la plus forte tradition, serait déjà loin de l’essence des musiques celtiques? J.S. : Loin de son origine, en tout cas. Loin de l’origine de ce lamento sublime qui était joué par Macpherson avant d’être pendu, vers 1700. Un violoniste né avec ce répertoire possède un instinct que je n’aurai jamais, j’en suis bien conscient, mais je pense aussi pouvoir décaper, à travers ma connaissance de l’interprétation et des instrument du XVIIe siècle, la dimension excessivement folklorique qui s’y est installé avec le temps et le succès. A tel point que vous présentez ces musiques presque à nu, la moitié du temps soutenues par une harpe, l’autre moitié en solo. Où sont donc passés ces arrangements chamarrés qui étaient devenus votre signature? J.S. : Même pas de percussion, vous vous rendez compte ! Aucun artifice, seulement la force et la beauté de ces mélodies. Sans la sauce folk. La beauté du simple. Et Andrew, à la harpe, n’a pas écrit une note. Tout était improvisé. Vous parliez tout à l’heure de la richesse de l’inégalisation rythmique chez les spécialistes de ce répertoire. C’est venu naturellement? J.S. : J’ai essayé pendant deux ans d’assouplir encore mon poignet. Deux ans! C’était la seule façon de trouver à la fois cette stabilité et cette flexibilité du rythme. Si une partie du corps est un peu trop tendue, elle le dé stabilisera et bloquera son rebond, qui à son tour devrait transmettre le mouvement de la danse à celui qui l’écoute. Ce sens du rythme propre aux musiques populaires, cette pulsation qui n’est pas mécanique, c’est la vie même, c’est le battement de cœur qui nous réunit à travers le son. Et de la danse, nous voilà revenus au spirituel... J.S. : Mais toute musique est spirituelle, et surtout celles-ci. Elles ont accompagné des peuples qui ont souffert, Ecossais, Irlandais. Famines, émigrations... Ces cultures minoritaires, parfois contraintes à survivre dans des conditions atroces, ont souvent trouvé dans la musique leur source principale de soutien moral. J’avais déjà ressenti cela très profondément dans le long travail que j’ai fait avec ma femme Montserrat sur les musiques séfarades. C’est de cela que des mélodies si simples tirent une telle puissance.
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