Analyste: Alexandre
Pham
Magicien des couleurs
associées en dialogue, mais aussi sensible à la spacialisation du son,
l'architecte poète, Jordi Savall relit trente ans après ses premiers
enregistrements, l'une des partitions phares composées par Marin Marais :
"la Suitte d'un goût étranger" est une succession de tableaux opulents et
palpitants, rehaussés par la liberté et l'inventivié du geste interprétatif.
Une jubilation incontournable et le plus bel hommage au compositeur en cette
année anniversaire.
Les affinités d'un interprète
avec un compositeur se lisent et se révèlent sur la durée : dès 1977, Jordi
Savall faisait vibrer sa viole dans la Suitte d'un goût étranger
(1717), avec une finesse imaginative qui le distinguait déjà.
Presque 30 ans plus tard, l'immense artiste relit la partition, avec la
connaissance et l'expérience acquise au terme de concerts et d'aventure
retentissante dont le film "Tous les matins du monde" (qui devait
révéler à des millions de cinéphiles le nom de Marais, et pour lequel Jordi
Savall sélectionna la musique du musicien baroque, jouée dans la bande son),
n'est pas la moindre contribution.
Mais ici, sensibilité affûtée et complicité d'artistes complémentaires à la
vive personnalité, son Marais étonne, surprend, captive : les respirations
sont justes, les accents souverains, le geste réfléchi et souple à la fois
la résonance spatialisée, est une composante clé de l'esthétique de l'album.
D'autant que la prise de son est remarquable.
En plasticien et en poète des couleurs et des climats émotionnels, Savall se
montre un exceptionnel conteur. La palette des sentiments musicaux atteint
une rare splendeur : autour de l'instrument roi, la viole de gambe, le grand
faiseur s'est assuré la sonorité tout autant ciselée de ses partenaires. Il
en résulte une ferveur dialoguée jubilatoire que l'auditeur découvrira
tableau après tableau : les registres de timbres entre cordes pincées,
frappées, frottées (harpe, guitares, clavecin, théorbes...) édifie un voile
onirique qui parle constamment à l'imaginaire. C'est un album d'atmosphères
et de climats mystérieux et lointains dont le parfum sonore nous est
restitué avec opulence et subtilité : élégance d'une Allemande, ampleur
méditative et recul poétique d'une Sarabande, caprices ornementés d'une
Gavotte, mystère suspendu d'un Rondeau (Le Bijou), tempête d'un Tourbillon,
bavardage piquant de l'Amériquaine (grâce du théorbe et du luth, associés),
dramatisme et caractère de l'Allemande Asmatique... ; aspects exotiques et
nostalgie rêveuse de la Tourneuse.... et que dire encore de l'équilibre
plastique de la texture, atteint dans la Rêveuse ?
Les interprètes visiblement électrisés par la personnalité du maître
Gambiste restitue à la poésie de Marin Marais, sa distinction et sa poésie.
Un sommet de la discographie actuelle consacrée au compositeur, d'autant
plus opportun en 2006 qui marque le 350 ème anniversaire de la naissance du
musicien baroque. Incontournable.
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