Analyste: Alexandre
Pham
Ce recueil est davantage qu’un
disque. Par sa forme d'abord, grâce à la recherche éditoriale et
iconographique dont il est l’aboutissement, « Lux Feminae », Lumière de
femmes, est aussi un livre.
Un
voyage remarquable qui bannit les frontières du temps. La période des chants
abordés s’étend du Xème siècle au début de l’ère baroque. Un témoignage
s'étendant de l’an 900 à l’an 1600, (si l’on reprend les indications de la
couverture), qui séduit le regard (superbe choix de peintures illustrant les
textes), nourrit l’âme autant que l’esprit et, non des moindres
enchantements, captive l’oreille.
C’est l’évocation du Jugement
Dernier dans le chant de la Sibylle latine ; la plainte langoureuse de
l’aimante : Je suis gravement affligée dans le poème de Beatriz de
Dia, mis en musique par Raimon de Miraval…Ce sont aussi la danse et les
rythmes orientaux de la chanson pour l’absent (Gar kom lebare dha
al-ghaiba, mélodie andalouse du XIIème siècle), la théâtralité des
Villancico, les vagues extatiques de « Alma, buscarte has en mi » de
Teresa de Jesus…
Incantatoire, voluptueuse,
embrasée, Montserrat Figueras déploie des trésors de dramatisme vocal. D’un
bout à l’autre de ce programme où se succèdent des figures de femmes,
habitées et transfigurées par le caractère incantatoire de leur témoignage,
la chanteuse insuffle vie et émotion à chaque apparition. Tour à tour,
implorante, coquette, tragique, visionnaire, la cantatrice fait montre d'une
maîtrise admirable, dans la musicalité, l'expression, la tenue de la ligne,
la suggestion. Rien n'est éludé ni outré, car elle s'appuie constamment sur
le rythme et la projection des textes.
Parmi un choix délectable
d’instants fulgurants, certaines chansons se détachent : la bouleversante
berceuse Aurtxo Txikia… Le petit enfant pleure… dans laquelle la voix
se fait cristalline et maternelle ; l’ample déploration de la plainte
d’Estelina sur un texte de Manuel Forcano qui brosse une figure de femme
anéantie, errante que la mort même, rejette.
Immense prière
à l’adresse des hommes et des femmes de bonne volonté meurtris par les
blessures d’ancienne mémoire, le projet qui étaye sa réalisation sur des
options interprétatitves aussi documentées que musicalement approfondies,
dessine surtout un espace sonore et imaginaire à cultiver : ce "jardin de
secrets", ce "jardin clos" qui contient les beautés enfouies d'un monde qui
en aurait perdu les clés.
Comme une
invitation à les redécouvrir, chacune des mélodies récitées, déclamées,
chantées par la voix de Montserrat Figueras, -corps traversé, irradiant,
voix remplie de lumière et touchée par la grâce-, frappe le cœur, éblouit
l’âme, terrasse tout être réfractaire. L'émission comme la hauteur sont
d’une pureté diamantine, et souvent aussi affûtée qu’une flèche, visant puis
touchant le corps et l’esprit. Si l’on ne sait pas réellement quel devait
être ce chant des sibylles, des poétesses et des prophétesses qui au cours
des siècles ont clamé désolation et détresse, chant d'amour et de désir,
leçons de sagesse et pures poésies, force est de s’incliner devant
l’exceptionnelle vocalité mystique de Montserrat Figueras. La voix est d’un
tranchant lumineux qui ouvre les plis et les replis de la mémoire pour
atteindre l’essence des choses. Ductile et sensuelle ; mais agissante,
ciselant la crête des mots. Elle est soutenue en cela par un instrumentarium
extrêmement raffiné : flûte traversière de bambou, arpa cruzada, oud
traditionnel marocain et guitare ; violes de gambe (soprano et basse) jouées
par son époux, Jordi Savall.
La mesure et
la subtilité de l’approche nous font perdre le sentiment du temps, de
l’historicité. C’est du fond de notre inconscient, comme le chant dont nous
berçait notre mère, que surgit la voix seule, en ses vertiges hallucinés ;
la voix d’une femme certes porteuse des blessures et des souffrances
immémoriales, la voix de la dernière Cassandre qui s’élève et chante la
nostalgie d’un temps bienheureux qui ne sera peut-être jamais de notre
monde. Une expérience éblouissante !
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