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Appréciation d'ensemble / Overall evaluation : | |
Analyste: Sylvain Fort
La voix de Joyce DiDonato joue sur l’indéfinissable frontière entre musique et verbe. Joyce DiDonato fait à elle seule l’actualité lyrique baroque de ce mois, confirmant ainsi notre choix de la désigner comme « Artiste de l’année » dans nos pages consacrées aux « Chocs de l’année 2012» (voirp.72).
La voici tout d’abord dans un de ces récitals d’airs italiens
des XVIIe et XVIIIe siècles qui semblent devenus la recette magique du
succès pour les mezzos actuelles. Bartoli avec Agostino Steffani, Barcellona
avec Pergolesi, von Otter avec Cavalli ou Provenzale, pour ne prendre que
les exemples les plus récents, semblent frayer les mêmes voies. Mais gare
aux illusions d’optique. Tous ces disques nous apprennent à différencier
progressivement les individualités, les esthétiques et les techniques, où
pendant longtemps on ne vit qu’écoles et grands courants. Joyce DiDonato
apporte sa pierre à l’édifice. Elle dessine sous nos yeux (et nos oreilles)
la carte de quelques décennies d’opéra en Europe, faisant halte aux étapes
obligées et ajoutant les excursions moins fréquentées. Par rapport à ses
illustres consoeurs, ce sont encore d’autres sentiers et d’autrés filons que
DiDonato nous invite à emprunter. Toutefois, ce n’est pas d’histoire de
l’art seulement qu’il s’agit. Il est question aussi d’interprétation. Et là,
DiDonato marque encore sa singularité. Où d’autres mezzos démontrent (voire
étalent) une virtuosité étourdissante centrée sur un timbre cherchant avant
tout les colorations les plus vives, DiDonato adopte une école toute
classique. Chez elle, la ligne et la longueur du souffle prévalent. Qu’on
écoute le « Lasciami piangere » de Keiser pour s’en convaincre. Cet
air pourrait donner lieu à des soufflets et à des appoggiatures: DiDonato
cultive le spianato, l’étirement de la phrase qui prend le temps d’épanouir
son cantabile. C’est merveilleux. De même, dans « Morte col fiero aspetto
» de Hasse, ce qui compte, c’est l’accent, la caractérisation ; la voix
cherche moins à faire valoir sa pulpe qu’à scander la parole. En choisissant
d’interpréter un air de l’Orontea de Cesti et dans Le Couronnement
de Poppée de Monteverdi DiDonato montre qu’elle nourrit sa conception de
la déclamation baroque dans la tradition du parlar cantando, et que les
surajouts virtuoses ne sauraient dissiper ce patrimoine premier. Étonnante
la continuité qui se lit entre ces pages fondatrices et la vocalité
haendélienne telle que DiDonato la prend en charge — aucune extraversion
inutile, mais une maîtrise supérieure, qui se joue des escarpements pour
atteindre au coeur du sens théâtral. Une telle maturité vocale et musicale
se salue, surtout lorsqu’elle ose renoncer à mille facilités possibles. De
ce point de vue le « Sposa son disprezzata », dans son original de
Giacomelli, est peut-être le plus bel exemple de ce que veut dire bel canto,
non dans son sens proto-romantique, mais bel et bien classique : un chant où
la tenue est tout, où la voix sait jouer sur l’indéfinissable frontière
entre musique et verbe, où semble exigé quelque chose comme un « port de
tête ».
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