Mère de tous les chants
Par
Martin Lasalle
Le retour au disque de Montserrat Figueras,
est un voyage autour de la berceuse.
Que
peuvent bien avoir en commun les nuits du néolithique africain, de l'Egypte
des Pharaons, du Paris de la Révolution, de l'Andalousie des Omeyades, la
Russie de la Grande Catherine, les Etats-Unis de Bush ou l'Irak de Sadam
Hussein ? Probablement une voix, celle d'une mère berçant son enfant,
égrenant patiem-ment ce chant qu'on lui chantait, à elle aussi, quand elle
était petite, jusqu'à ce que le sommeil s'empare peu à peu de l'enfant.
Aucun autre genre - à l'exception peut-être des lamentations à l'approche de
la mort - n'est plus universel qu'une berceuse, l'éternel "dodo" qui remonte
aux origines du temps et qui devient la matrice, le Ur-lied, dont
découle l'intarissable fleuve de la musique.
De
cette idée, brillante comme il y en a peu, est né le dernier travail de
Montserrat Figueras. La soprano catalane pouvait difficilement trouver mieux
pour renouer avec le disque après l'extraordinaire Diáspora Sefardí
qu'elle nous a offert, il y a deux ans. Son esprit voyageur nous propose à
nouveau un trajet à travers le temps et l'espace et, en l'occurrence, à
travers un univers fécond, car, quel est le pays, la culture ou l'époque qui
n'ait développé, soit de façon spontanée, soit selon des codes figés, ses
propres berceuses ? Garcia Lorca fut fasciné en entendant une mère andalouse
chanter une berceuse à son enfant : " une tradition vivante, œuvrait en
elle, dont elle exécutait l'ordre fidèlement, comme si elle entendait
d'impérieuses voix anciennes qui circulaient en son sang. Depuis ce jour, je
me suis ingénié à recueillir des berceuses de tous les lieux d'Espagne ".
Montserrat
Figueras et le merveilleux ensemble qui l'accompagne, prennent le relais,
déploient pour nous un éventail qui nous guide autour du bassin
méditerranéen en un parcours hypnotique et fascinant qui remonte par l'Oural
vers les froides brumes de la Baltique et les arides steppes russes, avec
quelques étapes dans les bocages britanniques, dans les déserts de
l'Atlantique ou dans d'humbles villages portugais. Depuis les créations de
l'esprit populaire les plus spontanées jusqu'aux apports élaborés de grands
noms de la musique - Byrd, Moussorgski, Reger, Milhaud, Falla et, oh,
surprise ! Arvo Pärt lui-même, qui apporte deux pièces enchanteresses,
spécialement composées pour ce disque - le voyage émeut et séduit, et fait
finalement pressentir une heureuse rencontre entre ce qui est commun et ce
qui est différent, ou pour mieux dire, entre ce que la différence comporte
de commun. Une fois de plus, avec la musique comme point de ralliement
contre les cassandres du choc des civilisations, voici un exemple de
rencontre civilisée à travers un patrimoine spirituel commun.
Cependant,
des dangers menacent un voyage aussi audacieux. Comment allier en un tout
cohérent des musiques d'origine si diverses ? Comment éviter le collage, le
pot-pourri, la simple accumulation de pièces disparates ? Si Montserrat
Figueras avait jusqu'ici démontré abondamment, au cours de son cheminement
artistique, sa grande capacité synthétique, sa surprenante flexibilité lui
permettant d'assimiler avec une élégante facilité les styles les plus
divers, nous pensons qu'avec Ninna, Nanna, elle atteint le summum de
son art. Il suffit d'entendre avec quel naturel les pièces se succèdent
durant près de 80 minutes que dure l'album, pour comprendre le travail
musical en profondeur qui sous-tend cette apparente simplicité. Peut-être
par ce qu'aucun genre musical n'est aussi lié à l'univers féminin que
celui-ci, la soprano catalane réussit à mettre en valeur l'individualité de
chaque berceuse tout en arrivant à communiquer un même souffle maternel à
l'ensemble. Ceci, en un programme conçu d'une seule traite, comme ces tapis
orientaux qui, d'une seule ligne, tracent des milliers de figures qui se
répondent entre elles, en un jeu magique de correspondances. Et le miracle
surgit dès le moment où une berceuse andalouse, une lullaby
élisabéthaine, une canzonetta de Tarquinio Merula, ou une chanson de
Moussorgski paraissent provenir d'une source commune sans perdre un brin de
leur spécificité ni de leur enchantement originel. Les composantes
mélodiques, les onomatopées qui sont la base structurelle de toute berceuse
(nana nana en espagnol, noumi noumi en hébreu, eiapopeia
en allemand, ou baju baju en russe) surgissent de la voix de Figueras
avec le tempérament et l'émotion justes, sans faux sentimentalismes,
soulignant chaque fois le caractère, parfois mélancolique, parfois joyeux ou
plaintif de chaque pièce. Signalons un moment particulièrement émouvant : la
chanson anonyme (originaire d'Alicante) Mareta no'm faces ploral, où
la voix de Figueras s'unit à celle de sa propre fille, Arianna, en un double
jeu vocal, littéralement irrésistible.
La
palette de couleurs déployée par le groupe d'instrumentistes éblouissants
qui entourent la chanteuse de leurs mille nuances, est d'une richesse qui
dépasse tout ce qu'on peut en dire. À commencer par le consort de violes que
dirige Jordi Savall lui-même et qui fait appel à des noms de la taille de
Lorenz Dufschmid, Sophie Watillon, Sergi Casademunt ou Philippe Pierlot. Le
casting réunit des maîtres orientaux et occidentaux de la trempe de Pedro
Memelsdorff et Marc Hantaï aux flûtes, Pedro Estevan et Dimitris Psonis aux
percussions ou au santur, Andrew Lawrence-King et Arianna Savall à la harpe,
Begoña Olavide avec son psaltérion enivrant, Xavier Diaz-Latorre à la
guitare romantique, Driss El Maloumi au oud ou Paul Badura-Skoda au piano.
Tous ensemble, ils dessinent un tapis sonore captivant, où résonnent les
échos de mille traditions, où les éclats d'un froid soleil nordique se
confondent avec les chaudes brillances méditerranéennes, en un fascinant
creuset de sons et de rythmes qui soulèvent l'auditeur - déjà séduit par la
grâce, la tendresse ou la simple beauté de mélodies merveilleuses - vers les
plus hautes sphères du plaisir esthétique.
Il
est difficile de sélectionner l'une plus que l'autre des pièces de
l'ensemble. La structure du disque est le fruit d'une mûre réflexion, avec
un départ atlantique où, à la mélancolie d'une berceuse portugaise populaire
succède une douce lullaby anglaise qui, toutes deux, préludent à un
voyage autour de la Méditerranée, nous transportant des îles de la Mer Egée
jusqu'à un village berbère aux confins du Sahara. Le labyrinthe clair et
sinueux continuera sa dérive à travers la renaissance italienne et le
baroque anglais, se rapprochant peu à peu de notre siècle en passant par des
éléments populaires (anonymes hébreux ou catalans, mais aussi Lorca et
Falla) ou des pièces plus savantes (un merveilleux Reger ou un Moussorgski
surprenant - les deux accompagnés par le grand Badura-Skoda) pour atteindre
le point culminant des créations d'Arvo Pärt, véritable joyau d'un disque
sans galvaudage.
Nous
aurons d'autres occasions de commenter en profondeur les beautés de ce
disque singulier, sans aucun doute, l'un des plus insolites et des plus
réussis parmi l'abondante discographie apportée par ces dernières années. Un
disque destiné certainement à un large public, d'ailleurs si large, qu'en
réalité, son destinataire est universel, comme la source dont il procède ;
en effet, qui ne s'est laissé bercer une fois ou l'autre - même si
l'expérience a pu se trouver occultée entre les brumes de l'inconscient -
par la voix chaude et protectrice d'une mère ? La réussite - et la valeur -
de Montserrat Figueras et son ensemble sont évidentes, aussi évidentes que
la phrase mille fois dite et pensée selon laquelle " on a qu'une mère ", la
mère de tous les chants, la berceuse éternelle qui a suscité et suscite
encore aujourd'hui, une fascination à laquelle personne ne peut se
soustraire. Les berceuses appartiennent au quotidien et cependant elles sont
d'une insondable profondeur ; elles sont archaïques et pourtant leur vigueur
est intemporelle ; elles sont presque toujours simples mais souvent
caractérisées par une intensité expressive qui touche aux recoins les plus
sombres de nos sentiments et de notre cœur, peut-être par ce que nous
trouvons en elles quelque chose de nos premiers pas en tant que personnes.
Martin Lasalle
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