Critique:
Camille de Joyeuse
A mesure que ses programmes
initialement joués en concert sont ensuite enregistrés et paraissent sous
son label Alia Vox,
Jordi Savall approfondit
pas à pas deux notions qui lui sont chères: le voyage qui suscite
l'imaginaire; un engagement humaniste qui conduit désormais ses choix
musicaux.
Pilier de la révolution sur
instruments d'époque, Savall ne nous inflige pas une énième restitution
strictement musicienne: il sait aussi inscrire son travail d'interprète,
dans un cycle de réflexion à la fois historique et surtout spirituel. Son
acte interprétatif se double d'une volonté de mémoire qui apporte comme un
témoignage éclairant, un engagement résolument humaniste.
Concrètement, l'objet qui s'offre
à nous aujourd'hui renouvelle aussi l'édition discographique et
sous la forme d'un formidable
livre-disque, l'iconographie et l'abondance d'informations voire
d'érudition conditionnent une autre conception de la musique enregistrée.
L'objet n'est pas en soi nouveau: il a été précédé de bien d'autre volumes
tout aussi aboutis donc nécessaires.
Chacun parle autant à l'âme qu'à
l'ouïe. De musique engagée, Jordi Savall se fait désormais le chantre
exemplaire. Réconciliation des peuples, rapprochement des cultures et des
pratiques, approche métissée des sonorités... surtout dévoilement de la
beauté pour que naisse enfin l'homme nouveau, "libre", celui qui tolérant,
compatissant aimant et solidaire, pourrait construire le nouvel ordre
mondial... chaque nouveau programme, celui-ci a été enregistré à l'été 2009
à la Collégiale de Cordona (Catalogne), mais aussi à Paris et Fonfroide, est
l'objet d'un long travail de recherche documentaire, de séances pratiques
qui en réalisent l'univers sonore. C'est aussi, et l'on aurait tort de
l'écarter, un manifeste qui en re-situant l'héritage albigeois et Cathare
dans son contexte originel, miraculeux et tragique, nous parle d'un monde
pacifié dont l'existence fugace permet pourtant d'espérer qu'il renaisse un
jour.
Or comme l'expose Jordi Savall
dans une préface très claire et argumentée, ce pays a bel et bien réalisé le
fantasme de la paix partagée; il a pour nom le
pais d'oc (Auxitans Provincia): une
terre historique, avérée depuis des siècle, propre à l'époque romane, où
toutes les cultures du nord et du sud, de l'est et de l'ouest - celles que
notre civilisation aime toujours opposer sous la bannière
médiatico-opportuniste-électoraliste, de "choc des cultures"-, ont su
cultiver un dialogue fructueux, porteur d'essor et de paix.
… Une
nouvelle odyssée musicale et spirituelle
La culture occitane
médiévale favorise une pensée
différente (hérétique) de celle de l'église officielle, transmise par l'art
des troubadours et qui s'affirme essentiellement en Occitanie, aux XIIè et
XIIIè siècles. Ce mouvement indépendant et singulier des idées et des modes
de vie, estimé tel un creuset de dissidence suscite de la part de Rome, la
fameuse et triste croisade (instituée par Innocent III en 1208) contre les
albigeois, l'éradication brutale et sanglante de toute vie cathare. Comme
souvent, sous l'étendard de la religion et de la "juste foi", se cachent des
intentions plus politiques dont évidemment l'annexion de la prospère
Occitanie (dont le Languedoc) à la faveur des puissants de l'époque dont
évidemment le roi de France. Avec l'autodafé de Montségur et après, un à un,
l'assassinat de tous les derniers Prêtres Cathares (Parfaits),
c'est désormais l'ère des Rois de France qui façonne le destin des peuples
asservis.
Comprendre ces quelques données
historiques, spirituelles, politiques, permet de mieux mesurer l'enjeu du
programme musical conçu par Jordi Savall, résumé dans cette superbe
publication, en 3 disques et une partie documentaire de 50 pages, laquelle
est éditée en 7 langues soit au final, un volume de près de 570 pages,
offrant en outre une très belle sélection d'illustrations.
Les interprètes en grand nombre
de cette nouvelle
odyssée musicale et spirituelle sont tous excellents, unis, et portés par un
projet musicalement et spirituellement stimulant: les voix délectables de
Pascal Bertin, Marc Mauillon et Furio Zanassi sans omettre, ce chant
maternelle et irrésistible de Montserrat Figueras. Aux musiciens familiers
de ses ensembles (Hespèrion XXI et La Capella Reial de Catalunya), Jordi
Savall ajoute aussi plusieurs solistes invités, illustrant ce métissage des
sensibilités et des pratiques: instrumentistes d'Arménie, de Bulgarie, de
Turquie et du Maroc.
Huit siècles après leur destruction,
les Cathares fascinent toujours: ils nourrissent même notre espérance
moderne. Savall ressuscite avec une finesse palpitante dont il a le secret,
grâce au jeu virtuose des mélanges dont nous avons parlé, le chant des
troubadours, de Guilhem de Peitieu (le "premier")
à Raimon de Miraval et Guilhem Figueira... sans omettre les mélodies non
moins captivantes de la mystérieuse et légendaire "trobairitz", Condesa de
Dia.
Plusieurs extraits de
L'Apocalypse de Saint-Jean dont La Sybille Occitane, restituée à travers la
plume d'un troubadour demeuré anonyme, mais aussi une citation de
l'Apocalypse selon l'Evangile Cathare du Pseudo Jean, comme l'improvisation
par les instruments à vents orientaux (duduk et kaval), expriment ici le
souffle de la Croisade barbare auquel répond en un contrepoint
"individualisé", le chant des victimes hérétiques, brûlées vives par
milliers (sur roulement de tambours comme à l'époque où les bûchers étaient
ainsi rythmés de façon lugubre). Jordi Savall rappelle le génocide perpétré
sur les 20.000 habitants de Béziers qui avaient refusé de livrer les soit
disant 230 hérétiques résidant entre les murs de la ville... ce 22 juillet
1209.
Comme le précise, le directeur musical d'Hespérion XXI, dans un texte
fondateur et manifeste de toute la philosophie qui soustend son oeuvre
musical: "nous avons pour tâche urgente, et permanente de dévisager ces
deux mystères qui constituent les extrémités de l'univers vivant: d'un côté
le mal; et de l'autre la beauté. Ce qui est en jeu n'est rien de moins que
la vérité de la destinée humaine, une destinée qui implique les données
fondamentales de notre liberté".
Les 3
disques récapitulent l'épopée albigeoise, de 950 (les Bogomiles au temps des
"origines", jusqu'à l'an 1463 avec la fin du Catharisme oriental et
l'hommage aux "Bons hommes"), selon les 3 grandes parties ou 3 cd (1.
Apparition et rayonnement du Catharisme; 2. La Croisade contre les
Albigeois; 3. Persécution, diaspora et fin du Catharisme). Apport magistral
et réalisation musicale jubilatoire.
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