Critique:
Guillaume-Hugues Fernay
Par son indéfectible allant, ses
qualités d'éloquence et la superbe sonorité du Concert des nations, l'album
mérite le meilleur accueil.
Parmi les
amateurs et commanditaires espagnols qui sollicitèrent Haydn, alors reclus
dans le palais des princes Esterhazy, bon nombres de princes et de
personnalités prestigieuses dont la Chapelle royale de Charles IV, ou les
Benavente-Osuna... Même le Chevalier de Saint-Georges commanda pour le
Concert de la Loge maçonnique à Paris, en 1784-1785, les 6 Symphonies
désormais appelées "Parisiennes". A Cadix, plaque tournante de l'or en
provenance du Nouveau Monde, le chanoine José Saenz de Santamaria
écrit au musicien d'Esterhaza (par le biais d'un intermédiaire, Francesco
Micon) afin qu'il lui compose sept pièces instrumentales sur le thème des
Sept Paroles du Christ. Les pièces seront interprétées pour la Confrérie
Hermandad de la Santa Cueva, chaque Vendredi Saint. José Saenz était
l'héritier d'une fortune venant de son père (1785). En tant que "Marquis de
Valde-Inigo", il put payer des artistes de renom, comme Goya afin de décorer
les autels de la Chapelle de la Confrérie (Hermandad).
Véritable oratorio sans paroles, il s'agissait selon les voeux du
commanditaire d'écrire sept morceaux de caractère solennel. Tout fut livré
dans une version orchestrale pour le mois d'avril 1787. Le succès fut tel
que la même année le marché viennois recevait aussi deux versions réduites:
l'une pour quatuor à cordes, la seconde pour clavier afin que l'oeuvre
puisse être jouée dans les salons privés des amateurs. Par la suite, Haydn
autorisa la publication en 1801, d'une nouvelle version oratorio, avec
choeur et solistes mais remodelée par ses soins.
Jordi Savall respecte la volonté d'approfondissement méditative qui
sous-tend l'élaboration et la fonction finale du cycle. Les sept "tableaux
sonores" sont introduits par une introduction et un finale, le fameux
Terremoto, déflagration libératrice de tout ce qui a précédé, et
expression de la grandeur divine, qui est un coup de tonnerre devant
s'accomplir presto con tutta la forza. Chaque section, jouée après le
sermon qui commente chaque parole du Christ sur le croix, doit susciter
réflexion et compréhension profonde du sujet. L'option esthétique du chef
catalan résout d'emblée l'universalité d'un testament spirituel et
philosophique, entre classicisme, hérité de l'esprit des Lumières et
romantisme. En jouant sur la transparence et l'équilibre des pupitres, le
relief des couleurs, bois, cuivres, cordes et percussions, la précision des
accents, la légèreté (Sonata VII. Largo), Le Concert des Nations
obtient une sonorité saisissante par son acuité expressive et sa grande
douceur. C'est un orchestre mozartien idéal, où chaque mélodie tenue par
l'un des solistes de l'orchestre s'écoute parfaitement. La direction
détaille sans se perdre, fait entendre chaque respiration car il s'agit bien
d'une solennité méditative. Le dramatisme n'en est pas exempt cependant, et
le Terremoto final fait immanquablement penser à la frappante apparition du
Commandeur de Don Giovanni. C'est un moment de délivrance et de vérité qui
se réalise. Remarquables solos du violon de Manfredo Kraemer, dramatisme
mesuré (ciselure de la Sonata V. Adagio, entre murmure et vagues
aigres), se déroulant telle une vaste marche d'introspection et de
recueillement, tout le polyptique est vécu intensément, et prépare à la
libération finale: le constat de la Résurrection du Christ se déversant tel
un torrent saisissant, Terremoto donc , tremblement de terre, qui
frappe la terre et fait entendre le vacarme avec lequel le fils de Dieu
"remet son esprit".
L'approfondissement qu'y apporte Jordi Savall se double outre d'un
accomplissement esthétique indiscutable, d'une recherche de sens, dans le
respect du message du compositeur sur les Paroles du Christ sur la croix. Ce
scrupule a même conduit le musicien a enregistré dans le lieu de la création
de la partition, l'église Santa Cueva de Cadix. Dès lors, le chef réintègre
la citation des paroles elles-mêmes (prononcées en latin par Francisco
Rojas), entre chaque morceau, mais en déposant les commentaires (qui étaient
exposés à l'origine, dans la continuité) dans le livret sous la plume de
Raimon Panikar et de José Saramago (Prix Nobel de littérature 1998, auteur
de L'Evangile selon Jésus-Christ, Seuil, 1993). La qualité des réflexions
ainsi recueillies ouvrent de nouvelles perspectives et comblera tout
auditeur soucieux d'intensifier son écoute ou de comprendre le sens des
paroles du Sauveur. La présente réalisation dépasse une simple expérience
esthétique: il s'agit aussi de saisir le sens du Sacrifice et l'espérance
qui en découle pour l'avenir de l'humanité. Chacun recevra ce superbe
témoignage selon sa part et son exigence de mysticisme. Quoiqu'il en soit,
par son indéfectible allant, ses qualités d'éloquence et la superbe sonorité
du Concert des nations, l'album mérite le meilleur accueil.
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