"Sans les sens il n'y a point de mémoire,
et sans la mémoire il
n'y a point d'esprit."
Voltaire, Aventure de la
mémoire, 1773
L'idée essentielle de
nos Livres/CD, et spécialement de celui-ci, dédié à la civilisation
Méditerranéenne, est de chercher les éléments capables d'établir des liens
entre la musique et l'histoire. Ou mieux encore, de revivre et comprendre
les moments importants de notre mémoire historique, grâce à l'émotion et à
la beauté de la musique et grâce à la lumière apportée par les réflexions et
commentaires de nos historiens, philosophes, écrivains et poètes.
Notre choix musical pour
illustrer cette diversité s'est concrétisé à partir de deux sources
principales ; les traditions orales sépharades, berbères, grecques, arabes,
hébraïques, andalouses et catalanes, et les répertoires manuscrits
médiévaux, du "trecento", de Kantemiroglu et de compositeurs tels que le
grand maître grec Angeli ou le sultan ottoman Selim III, outre les Taksims
(improvisations) précédant les Makams ottomans, ainsi que les improvisations
développées à partir de thèmes populaires comme les Romances ou mélodies
Sépharades, et sur la merveilleuse mélodie catalane "El Cant dels Aucells".
D'abord présentée en version instrumentale sur instruments anciens elle est
finalement donnée dans une version contemporaine sur un poème de Manuel
Forcano. consistant en un dialogue entre la voix de Ferran Savall et le
qanun, le oud, le kaval, la contrebasse et la percussion.
Les civilisations et les
peuples de "Notre Mer" se sont forgés à partir de deux grands fleuves
indépendants mais toujours communicants ; les invasions et migrations et les
développements des trois principales religions. C'est pourquoi l'histoire de
la Méditerranée, comme le constate si bien Maurice Aymard, est surtout
l'histoire de multiples migrations, invasions, expansions et diasporas; elle
a été façonnée, autant par les arrivées de peuples nouveaux que par les
expansions successives: grecque, phénicienne, romaine, arabe, chrétienne,
ottomane. La grande majorité des peuples qui y vivent aujourd'hui y sont
arrivés du dehors, à date assez récente pour que, du second millénaire avant
notre ère jusqu'au Moyen Âge, on puisse dater leur venue avec une certaine
précision.
Mais la Méditerranée
c'est aussi l'histoire de la mythologie, de la philosophie, des anciennes
croyances, de la pensée spirituelle et des conflits très étroitement liés
aux trois principales religions monothéistes : judaïsme, christianisme et
islam. Comme le décrit si bien Roger Arnaldez ; "Quelle que soit l'origine
des religions, il semble que le polythéisme corresponde bien à l'expérience
pratique d'hommes aux prises avec une nature hostile, arène où se combattent
des puissances opposées, les vents et les eaux, les feux du ciel et de la
terre, entraînant dans leur mêlée furieuse les destins et les travaux des
hommes. Les guerres incessantes entre les peuples étaient elles-mêmes à
l'image de cette constante discorde». Les philosophes, de leur côté, se sont
essayés à réduire les chaos. Pour Héraclite, "Polemos (la guerre) est le
père et le roi de toute chose" et il cherche ardemment les principes de la
concorde dans ce qu'il appelle "Le Logos". Mais seulement "ce qui lutte avec
soi-même peut s'accorder : mouvements en sens contraire comme pour l'arc et
la lyre", et il ajoute que "c'est de ce qui est en lutte que naît la plus
belle harmonie : tout se fait par discorde". L'évolution de la pensée
grecque vers la conception d'un Dieu unique fut sans doute longtemps
retardée par les particularismes religieux des cités. C'est avec l'Empire
d'Alexandre que naît un certain cosmopolitisme dont l'influence à été
certaine dans l'affirmation de l'idée monothéiste en milieu grec.
Le Dieu unique est
révélé aux Hébreux, mais c'est un Dieu jaloux qui veut être seul à recevoir
un culte des hommes. C'est un monothéisme très exclusif, il exige de son
peuple qu'il se détourne totalement des "idoles" et même qu'il s'écarte de
tous les peuples idolâtres. À la différence de ce qui s'est passé pour les
Grecs, chez qui l'évolution est plus une aventure de la pensée qu'une
péripétie historique, c'est par la lutte réelle contre des peuples
étrangers, qui les entouraient et les menaçaient dans leur existence et leur
liberté nationale, mais aussi dans leur fidélité à leur Dieu, que les Fils
d'Israël sont arrivés à concevoir ce Dieu ; Roi des Nations, qui reste
fondamentalement le Roi d'Israël, qui a fait avec son peuple une alliance
dans la Loi. Dans les derniers siècles de l'Antiquité et les premiers de
l'ère chrétienne, les juifs s'étaient répandus sur les pourtours de la
Méditerranée, en particulier à Alexandrie et à Rome où ils constituèrent
ainsi la première diaspora. Comme l'explique Roger Arnaldez, c'est tout
particulièrement la présence importante de la populations juive dans cette
ville et le fait qu'elle était de culture grecque qui a permis l'œuvre
magistrale de Philon d'Alexandrie voulant rendre accessible à l'esprit
hellénistique, nourri de platonisme, de stoïcisme, mais également curieux
des religions orientales à mystères, l'idée profonde de la pensée mosaïque
et le sens symbolique de la Loi.
Quand Jésus de Nazareth
naquit, le judaïsme passait par des crises sociales et politiques, et il
était en fermentation sous l'effet de conceptions religieuses diverses.
Pharisiens, sadducéens et zélotes s'opposaient, et il y avait également les
esséniens que nous connaissons mieux par les manuscrits de la mer Morte, les
thérapeutes qui peut-être se rattachaient à leur mouvement, et dont Philon a
parlé dans le "Da Vita Contemplativa". Le Dieu unique prêché par le Christ
est bien celui d'Abraham, d'Isaac et de Jacob. Mais il n'est plus exclusif à
ceux avec qui Il avait fait alliance. Il est élevé au dessus des mêlées
humaines ; "Dieux est amour" voilà la grande et nouvelle révélation
qu'annonce Jean dans sa première Epître (4,8), mais il emploie le mot
"agapè" pour éliminer toute référence aux théogonies et aux cosmogonies
fondées sur des images sexuelles ; il révèle le mystère de la vie intime de
ce Dieu vivant qu'annonçaient les prophètes et il enseigne que l'homme est
appelé à participer à cette vie par l'amour : "Bien-aimés, aimons nous les
uns les autres ; car l'amour est de Dieu, et quiconque aime est né de Dieu
et connaît Dieu" (Ibid, 4, 7-10). Né dans le judaïsme, le christianisme
vécut d'abord dans un milieu judéo-chrétien. Mais saint Paul allant plus
loin que Philon d'Alexandrie, comprit que sa foi ne pouvait être reçue par
les Gentils que si on la coupait de la Loi mosaïque ; "Car nous considérons
que l'homme est justifié par la foi en dehors des œuvres de la loi. Ou bien
Dieu serait-il le Dieu des juifs seulement ? Ne l'est-il pas aussi des
Gentils ? Oui. Il l'est aussi des Gentils, puisque Dieu est un."
Le christianisme
l'emporta politiquement avec l'empereur Constantin. On comprend alors que le
peuple de l'Ancien Testament – souvent méprisé et maltraité par les Romains,
et plus encore par les chrétiens triomphants –, privé de son Temple à
Jérusalem, privé de prophètes, se soit replié, sous la conduite de ses
docteurs, sur la sauvegarde de ce qui lui restait : son Livre. Ils l'ont
transcrit, fixé, étudié mot par mot tout au long de leur vie, car il était
leur raison d'être et de vivre. Ainsi s'est développée en vase clos une
immense littérature qui s'appuie sur la Mishna, les Talmud de Jérusalem et
de Babylone, la Halakha et la Aggada, et a produit l'essor de la Cabbale et
la mystique Juive.
Cependant les chrétiens
suivaient des voies bien différentes. Sans doute, ils étudiaient aussi les
livres sacrés, mais ils étaient devenus les porteurs de la civilisation
gréco-romaine. Devenue officielle dans l'Empire, la religion chrétienne fut
confrontée à un grand péril : le goût de la richesse et du faste, le goût du
pouvoir. Mais parallèlement s'est conservé et développé un esprit de
pauvreté, de simplicité et d'humilité avec le monachisme en Occident, avec
saint Benoît et sa règle : vie d'obéissance, de prière, de pénitence et de
travail.
Le dernier
bouleversement subi dans l'espace Méditerranéen médiéval fut la rapide
conquête de villes et de pays par les "Cavaliers d'Allah". C'est de nouveau
Roger Arnaldez qui nous rappelle que ces Cavaliers venus des déserts
d'Arabie, n'étaient pas des envahisseurs ordinaires, simplement avides de
conquêtes et de butin (encore que les hommes ne soient jamais affranchis de
toutes convoitises) : ils apportaient avec eux une nouvelle foi, celle
qu'avait prêché le prophète Muhammad et qui se présentait comme le rappel de
la foi d'Abraham, le père des croyants, l'ami de Dieu. Il fallait la
restaurer, car les juifs et les chrétiens l'avaient faussée, en dissimulant
ou en altérant les vérités contenues dans la Thora et dans l'Évangile
authentiques, révélés aux prophètes Moïse et Jésus. Le monothéisme absolu
est affirmé par le Coran, parole éternelle et incréée de Dieu, de la façon
la plus brutale et la plus tranchante. "Prêche, au nom de ton Seigneur qui
créa" (96,1). L'homme n'a à l'interroger ni sur ses actions ni sur ses
commandements, car c'est Lui, au contraire, qui interroge l'homme (21,23).
Ce qui est exigé à ses serviteurs, c'est la stricte obéissance et la
soumission à sa volonté. Le mot "islâm" signifie précisément cette
soumission, et l'islam se présente comme la restauration d'une vérité unique
qui doit faire l'unité de tous les croyants. "Dis :–Ô gens du livre (juifs
et chrétiens), venez-en à un propos qui soit à égalité entre vous et nous :
que nous n'adorons que Dieu et ne lui associons rien ; que nous ne nous
prenons pas les uns ou les autres pour seigneurs, en dehors de Dieu ! Certes
pour la simplicité de son dogme, l'islam peut se présenter comme la foi qui
devrait être commune aux trois monothéismes : un seul Dieu, une seule foi,
une seule communauté, or la foi, selon un "hadith" célèbre, consiste à
croire en Dieu, aux anges, aux Livres, aux Envoyés, au Jugement Dernier et à
ce qui est prédéterminé en bien et en mal.
Il peut sembler que sur
un tel credo, tous les monothéismes devraient tomber d'accord, mais de fait,
en tant que religions positives révélées, elles ne peuvent arriver à
s'entendre. Les Livres, les Envoyés ne sont pas les mêmes ou ils ne sont pas
compris de la même manière.
En un domaine,
cependant, des convergences se manifestèrent. Dans les trois religions,
l'idée d'un Dieu unique soulève des problèmes qui sont communs à tous, et il
y a eu certes des littéralistes et des fondamentalistes. Mais la philosophie
grecque finit par imposer partout des cadres conceptuels, et la logique
d'Aristote des méthodes de raisonnement. À Bagdad, dans la Maison de la
Sagesse, "Bayt al-Hikma" fondée par le calife Ma'mûn, se concentra
l'héritage philosophique et scientifique d'Alexandrie. Savants juifs,
chrétiens et musulmans se rencontrèrent pour traduire les ouvrages grecs.
Sur le plan humain, le
visage actuel de la Méditerranée est d'abord l'œuvre de trois grands
ensembles de mouvements migratoires, échelonnés sur plus de trois
millénaires. Le premier et le plus long, de l'an 2000 avant notre ère
jusqu'à la fin des invasions barbares, peuple les péninsules et les rivages
du nord ; Hittites, Grecs, Italiques et Celtes d'est en ouest, puis après
l'échec de Rome à les contenir, les Francs, les Lombards et les Slaves. Le
tout au prix d'à-coups brutaux, d'immenses ravages générateurs de longues
régressions : la destruction, au XIIe siècle avant notre ère, des royaumes
achéens de Mycènes et d'Argos par une seconde vague d'envahisseurs grecs,
les Doriens, inaugure un Moyen Âge comparable à celui qui suit
l'effondrement de Rome devant la poussée barbare.
Les deux autres
mouvements migratoires sont, toujours selon Maurice Aymard, l'œuvre de deux
groupes, plus restreints sans doute en nombre, de grands nomades : Arabes et
Turcs. Les premiers déferlent à partir du VIIe siècle depuis leurs déserts
tropicaux du Proche-Orient, bousculent la résistance affaiblie de Byzance,
imposant en deux siècles, de Bagdad à Gibraltar, leur foi toute neuve et
leur langue, débordent même au nord, occupent l'Espagne et la Sicile, et
ravagent les côtes d'Italie et de France. Venus des steppes froides de
l'Asie centrale, le seconds s'installent en Anatolie à partir du XIe siècle
: trois siècles plus tard l'Etat des Osmanlis réussit à s'établir solidement
dans les Balkans avant de s'emparer de Constantinople, puis soumettre,
jusqu'à Alger tout l'islam méditerranéen. Istanbul réussit ce paradoxe de
devenir, à l'époque de Soliman le Magnifique, la première ville turque, mais
aussi la première ville grecque, arménienne et juive… Nulle trace, il est
vrai, de conversion forcée : les "infidèles" ont partout leur place,
confirmée par un impôt spécial. La césure fondamentale oppose désormais non
le Nord et le Sud, mais l'Orient et l'Occident.
Pendant tous ces siècles
anciens, les migrations avaient fait l'histoire et l'unité de la
Méditerranée : elles menacent aujourd'hui de la défaire. Contre cette menace
monte aujourd'hui la même révolte, la même recherche passionnée d'identités
en voie d'être détruites par le nivellement linguistique, politique et
économique.
Athènes et Jérusalem, en
essaimant sur tout le pourtour de la Méditerranée, ont fondé par le concours
de leurs cultures philosophiques et religieuses la civilisation du monde
occidental. Nous adhérons à l'espoir de Roger Arnaldez, quand il nous dit
"Qu'il faut souhaiter la reprise de tels contacts entre les penseurs des
trois monothéismes méditerranéens, dans des conditions qui pourraient être
aujourd'hui plus favorables encore que par le passé". Nos cultures et nos
civilisations en sortiront très bénéficiées par l'établissement d'un réel
dialogue interculturel entre Orient et Occident ; un réel dialogue qui
permettrait, si celles-ci en trouvent le chemin, sinon l'unité, du moins une
redécouverte des idéaux communs qui les animent et des valeurs partagées qui
font leur force et leur originalité. Des idéaux et des valeurs dont la
patrie d'origine fut cet ancienne MARE NOSTRUM qui est notre bassin
méditerranéen.
Enfin, laissons parler
l'histoire, pour mieux comprendre le sens de nos origines et de nos
tragédies, de nos conflits et de nos espoirs, et laissons sonner la musique,
pour nous faire sentir, grâce au dialogue des voix et des instruments,
combien l'infinie richesse de notre diversité musicale "méditerranéenne"
peut être une source inépuisable d'émotions et de beauté, de dialogues et de
découvertes. Nous pensons comme Amin Maalouf que "Pour redonner à notre
humanité déboussolée quelques signes d'espoir, il faut aller bien au-delà
d'un dialogue des cultures et des croyances, vers un dialogue des âmes.
Telle est, en ce début du XXIe siècle, la mission irremplaçable de l'art".
JORDI SAVALL
New
York, 10/15 d'Octobre 2011
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