WUNDERKAMMERN
(10/2018)
(Blog de Jean-Christophe Pucek
qui n'est plus accessible sur la Toile)
Encelade
ECL1705
Code-barres / Barcode
: 3770008056145
Analyste: Jean-Christophe Pucek
Johannes Voorhout rectifia la
brillance des grains de raisin puis recula de quelques pas ; il fallait que les
grappes muscates proposées par l’accorte négrillon donnent l’illusion d’avoir
été fraîchement cueillies et qu’à leur vue le spectateur éprouve à son palais
leur fraîcheur délicatement sucrée. Un sourire de satisfaction passa sur les
lèvres du peintre. L’équilibre de cette scène de compagnie musicale et amicale
était parfait, ses portraits ressemblants, ses symboles discrètement distribués.
Avec son ample robe de brocart rouge, le commanditaire, arborant l’air de
supériorité tranquille de celui auquel la maîtrise de son art, soutenue par un
précieux entregent et de solides appuis, permettait de vivre dans une opulence
sereinement affichée, aimantait immédiatement le regard ; ainsi l’avait-il
souhaité, tout comme la présence, non loin de lui, de la Musique parée de ses
plus beaux atours afin de mieux souligner qu’elle ne resplendissait d’un tel
éclat que sous son toit où elle avait sa place plus que nulle part ailleurs. Le
tableau était presque achevé, luisant déjà sous ses glacis ; monsieur Reincken
serait content.
La réussite de Voorhout est allée
au-delà de ses espérances, car l’œuvre qu’il réalisa en 1674 et qui se trouve
aujourd’hui dans les collections du Musée historique de la ville de Hambourg a
été si souvent reproduite et diffusée qu’elle a plus contribué à la postérité du
musicien, le seul des personnages représentés dont l’identité n’a jamais été
sujette à caution, que son propre catalogue, il est vrai inversement
proportionnel à l’ample renommée dont il jouissait de son vivant. Son « frère »,
ainsi que le désigne la partition tenue par un homme identifié, peut-être à
tort, comme étant Johann Theile, Dietrich Buxtehude, vraisemblablement le
gambiste de la scène (il semble qu’il joue les notes ré et si, soit D et B dans
la notation allemande), a eu meilleure fortune posthume à laquelle son
importance dans la trajectoire d’un certain Johann Sebastian Bach n’est
probablement pas totalement étrangère.
Johann Adam Reincken connut une
brillante destinée qui lui permit de mourir riche et respecté sur les bords de
l’Elbe le 24 novembre 1722. Sans doute ne faut-il guère accorder de crédit à la
date de naissance du 27 avril 1623 donnée dans la notice d’un Johann Mattheson
qui, briguant en vain la place de son aîné, avait quelque raison de le charger
de plus d’années qu’il n’en comptait réellement, et il n’est même pas certain
qu’il ait vu le jour à Deventer ; certains érudits ont avancé la ville de
Wildeshausen en Basse-Saxe dont son père est mentionné originaire lors de son
accession à la bourgeoisie à Deventer le 12 août 1637. Ce qui est, en revanche,
certain est que le jeune Reincken, boursier, apprit dans la cité des
Provinces-Unies les rudiments de son art de 1650 (ce qui rend peu plausible son
identification avec le Jan Reinse trouvé dans les registres de baptême en
décembre 1643) à 1654, date à laquelle il fut envoyé se perfectionner durant
trois années auprès de Heinrich Scheidemann, titulaire de la prestigieuse
tribune de Sainte-Catherine de Hambourg ; il devint l’assistant de son maître
dès la fin de 1658 et lui succéda à sa mort, le 26 novembre 1663, épousant,
conformément à l’usage, une de ses filles en juin 1665, accédant ainsi à l’état
de bourgeois de la prospère ville hanséatique. Cofondateur, en janvier 1678, de
son opéra, il fit partie du directoire de cet établissement jusqu’en 1685. Sa
seule œuvre gravée est un recueil de six sonates pour deux violons, viole de
gambe et basse continue intitulée Hortus Musicus, daté 1687.
Il y eut évidemment bien d’autres
pièces, nommément identifiées ou non, dont une poignée est parvenue jusqu’à
nous, certaines notées de la main de Bach en personne, comme si d’une vaste
production nous ne conservions que la part des anges. Les contacts entre le
futur Cantor de Leipzig et Reincken sont avérés à au moins deux reprises, la
première grâce à Georg Böhm qui, durant la période d’apprentissage que le jeune
Thuringien passa à ses côtés, lui fit découvrir les œuvres de son maître, la
seconde lorsque Bach, à la fin de l’année 1720, fit acte de candidature à
Saint-Jacques de Hambourg et se rendit sur place pour les auditions probatoires
qui eurent lieu à Sainte-Catherine en présence de l’organiste titulaire ; le
postulant improvisa longuement et brillamment sur le choral An Wasserflüssen
Babylon dont Reincken était l’auteur, ce qui lui valut un adoubement de la part
de ce glorieux aîné : « je croyais que cet art était mort, mais je vois qu’il
vit encore en vous. »
« Cet art » est naturellement celui
d’Allemagne du Nord, mélange de fantaisie débridée aux détours et aux rebonds
imprévisibles que l’on désigne généralement sous le nom de Stylus Fantasticus
(Toccata en la majeur) et d’absolue maîtrise du contrepoint le plus rigoureux
hérité des maîtres anciens, tels Frescobaldi ou Sweelinck. Le goût pour la
virtuosité est également absolument évident, non seulement digitale (Fugue en
sol mineur, à l’authenticité incertaine) mais également conceptuelle,
s’exprimant à plein dans l’art de la variation (Ballett : partite diverse,
Schweiget mir vom Weiber nehmen oder : Die Meierin) permettant d’alterner
climats et caractères à une vitesse parfois vertigineuse. Humour (Holländische
Nachtigall) et élégance (Suite en ut majeur) complètent le portrait d’un
compositeur dont on déplore de posséder aussi peu de témoignages d’un talent
dont on comprend sans peine qu’il ait pu susciter autant d’admiration que de
jalousie.
Déjà remarqué dans
un disque de transcriptions vivaldiennes dont il partageait l’affiche avec
Gwennaëlle Alibert (L’Encelade, 2017), le claveciniste Clément Geoffroy livre
ici un récital de haute volée, investissant cette partie de la production de
Reincken (ou susceptible de lui être attribuée) avec une flamme qu’on n’y
rencontre pas souvent. Avec un toucher dont la franchise et la précision ne sont
parfois pas sans évoquer Andreas Staier mises au service d’une vraie subtilité
du regard, le musicien rend passionnantes les pièces qu’il interprète, au point
que celles qui, sous d’autres doigts, pouvaient sembler anodines deviennent
délicieuses sous les siens. Conjuguant finesse de la caractérisation et
cohérence du propos, ce qui nous vaut deux Suites splendides, son approche sait
utiliser la tension sans agressivité ni dureté au profit d’un sens de la
progression et de l’architecture qui fait merveille, en particulier dans les
séries de variations, parfaitement pensées et conduites. À la fois virtuose et
sensible, épousant avec une facilité déconcertante les méandres dynamiques et
harmoniques du compositeur, sa lecture est brillante sans ostentation et d’une
éloquence constante. Cette réalisation bénéficie de surcroît d’une captation
naturelle et chaleureuse de Ken Yoshida qui a su tirer le meilleur de
l’acoustique de la belle église Sainte-Aurélie de Strasbourg. Voici donc sans
nul doute la plus séduisante anthologie récente consacrée à Reincken au clavier
et la confirmation d’un des talents de la jeune école française de clavecin ;
s’il prend un jour à Clément Geoffroy l’envie de se pencher sur les pièces de
jeunesse de Bach, qu’il soit certain que nous l’y attendons à bras ouverts.