WUNDERKAMMERN
(01/2017)
(Blog de Jean-Christophe Pucek
qui n'est plus accessible sur la Toile)
Accent
ACC24345
Code-barres / Barcode : 4015023243453
Analyste: Jean-Christophe Pucek
Pour qui écoute de la
musique ancienne depuis plus de trente ans, la réapparition cyclique de certains
types de programme a quelque chose de décourageant, distillant le sentiment que
l’histoire de la redécouverte en particulier des œuvres de la période dite
baroque a tendance à radoter plutôt qu’à progresser. J’avoue ainsi avoir été un
peu surpris de voir les Traversées Baroques qui, jusqu’alors, nous avaient
plutôt habitués à dénicher avec talent des compositeurs oubliés, ainsi que le
prouvent ses quatre disques consacrés à ceux actifs en Pologne au temps de la
dynastie Vasa (regroupés en un très recommandable coffret intitulé Salve Festa
Dies), proposer, à l’instar de La Fenice ou des Gabrieli Consort and Players
autrefois, un programme consacré à l’âge d’or de Saint-Marc de Venise.
Il faut néanmoins reconnaître que la
vie culturelle de la Cité des Doges durant le XVIe siècle a de quoi retenir
durablement l’attention, tant elle s’avéra florissante. Ce n’est évidemment pas
par hasard qu’elle attira, venant parfois de fort loin, tant d’imprimeurs (on
songe, par exemple, au Champenois Nicolas Jenson), d’intellectuels (L’Arétin s’y
installa définitivement en 1527), de peintres (Albrecht Dürer y séjourna en 1495
et en 1506-1507) ou de musiciens. L’année même de l’arrivée de L’Arétin, la
Sérénissime accueillit, dans des conditions nettement moins rocambolesques que
celles du poète fuyant les spadassins de Frédéric de Gonzague, un Flamand qui,
tant au travers de ses œuvres que de son enseignement, allait radicalement
accroître la renommée musicale de la ville lagunaire en lui permettant
d’atteindre un rayonnement inédit : Adrian Willaert (c.1490-1562). Formé en
grande partie à Paris auprès de Jean Mouton, il fut nommé, fait exceptionnel qui
ne se reproduisit que pour Monteverdi dans une institution où ce type de
recrutement s’effectuait en interne, au poste de maître de chapelle de
Saint-Marc sur intervention personnelle du doge, Andrea Gritti. Willaert incarne
la synthèse accomplie entre l’époustouflante virtuosité polyphonique des maîtres
du Nord et une façon nouvelle d’envisager le rapport entre mot et musique
développée en Italie et alors à la pointe de la modernité ; il est également non
l’inventeur de la technique du double chœur, dont les premières traces,
remontant à la fin du XVe siècle et peut-être véronaises, sont conservées dans
des manuscrits de la bibliothèque Estense de Modène, du moins le premier dont
les salmi spezzati furent publiés en 1550, traçant le chemin vers la
polychoralité flamboyante qui donnera son lustre à la musique sacrée vénitienne
tout au long de la seconde moitié du XVIe siècle avec des répercussions durables
au-delà de son aire géographique.
Lorsque l’on pense aux cori spezzati,
le nom qui vient le plus naturellement à l’esprit est celui des Gabrieli. Andrea
(c.1533-1585) fut sinon l’élève du moins l’héritier direct de Willaert et s’il
n’obtint jamais le poste de premier organiste de Saint-Marc qui échut à Claudio
Merulo en 1566 quand lui fut nommé au second, l’influence de sa musique la plus
progressiste publiée après sa mort par son neveu Giovanni (c.1554-1612) – les
recueils édités de son vivant se ressentent, eux, de l’empreinte de Lassus,
qu’il fréquenta – fut considérable, particulièrement sa recherche d’effets
sonores au moyen de l’alternance et de l’opposition des différents chœurs mais
également de leur individualisation. Giovanni, qui succéda à Merulo en 1585 et
fut le maître de Heinrich Schütz au cours de la première décennie du siècle
suivant, se mit à l’école de son oncle dont il amplifia les trouvailles en
matière d’intrication des voix et des instruments en les mettant au service
d’une exigence accrue d’expressivité également patente dans ses madrigaux où il
expérimente le stile concertato promis au bel avenir que l’on sait et dont on
trouve déjà un écho dans les Concerti ecclesiastici de Giovanni Bassano
(c.1558-1617), un des derniers grands virtuoses du cornet dont, signe des temps,
la succession au poste de maestro del concerto de Saint-Marc fut confiée à un
violoniste, publiés en 1598 et 1599 ; en faisant usage de dissonances et de
madrigalismes, d’une variabilité rythmique et d’une demande de virtuosité
jusqu’alors inédites, Giovanni Gabrieli, à l’image de la révolution de l’espace
et du temps s’appuyant sur la traduction des actions comme des émotions saisies
à l’instant de leur survenue opérée par les peintres contemporains que sont
Titien, Véronèse – comment ne pas penser à sa soif de couleur en écoutant ces
musiques ? – et surtout Tintoret, ouvre grand la voie au premier baroque dont
Venise pourra s’enorgueillir d’avoir serti dans sa couronne l’éclat d’un des
astres majeurs, Claudio Monteverdi.
Les anthologies consacrées aux
compositeurs vénitiens de la Renaissance tardive se distinguent généralement par
leur rutilance, leurs partitions se prêtant souvent à merveille à des exécutions
toutes de pompe démonstrative. Une des nombreuses qualités du florilège proposé
par Les Traversées Baroques est précisément de ne pas suivre cette habitude et,
sans renoncer au brillant, de faire une large place à une ferveur plus
intériorisée qui confère à ces pages une dimension plus intimiste et orante.
L’effectif convoqué de sept chanteurs et d’autant d’instrumentistes pourrait
paraître modeste, mais il s’avère au contraire idéal de réactivité et de
souplesse pour rendre justice avec beaucoup de finesse aux trouvailles
rythmiques et harmoniques qui parsèment ces pages ; il faut dire que les
musiciens impliqués dans ce projet sont tous des spécialistes parfaitement
aguerris dans l’interprétation de ce répertoire et accoutumés à travailler
ensemble, cette connaissance technique et humaine posant les solides fondations
propices à laisser se développer la liberté dans l’ornementation, mais aussi la
ferme discipline individuelle doublée de l’écoute mutuelle aiguisée toutes deux
indispensables pour exalter la polychoralité sans confusion ni débordement. Sous
la direction précise d’un Étienne Meyer que l’on devine très attentif aux
équilibres et aux textures sonores, la musique se déploie avec une énergie
soutenue et une solennité sans pesanteur très convaincantes. Les voix, justes et
lumineuses, parviennent à se fondre sans rien abdiquer de leur caractère (on
reconnaît les chanteurs à l’oreille), le soin apporté au coloris à tous les
pupitres est remarquable et il faut souligner le plaisir palpable de jouer des
instrumentistes non seulement en soutien et dialogue avec les voix mais aussi
dans les pièces qui leur sont dévolues ; leur sensualité et leur virtuosité nous
régalent à chacune de leurs interventions. Portée par une captation qui lui
apporte l’espace nécessaire sans diluer le son, cette réalisation s’avère une
des meilleures parmi celles consacrées récemment à des musiques que nous
pensions bien connaître mais qui sonnent ici avec un souffle renouvelé, sans
empois ni précipitation, rendues comme rarement à leur dimension liturgique.
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