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WUNDERKAMMERN (10/2018) 
(Blog de Jean-Christophe Pucek
qui n'est plus accessible sur la Toile)

Alpha
ALPHA396




Code-barres / Barcode : 3760014193965

 

Analyste: Jean-Christophe Pucek

 

Francesco Geminiani était Toscan, de Lucques comme Luigi Boccherini. Plutôt que l’Espagne, il choisit l’Angleterre pour faire carrière à l’imitation d’un ogre nommé Händel, tellement italianisé qu’on avait presque fini par oublier qu’il était né Saxon. En 1716, deux ans après son arrivée à Londres, l’effervescence suscitée par la publication de ses Sonates pour violon et basse continue opus 1 lui valut d’être invité à les interpréter devant le roi George Ier ; à la demande de Geminiani qui tenait son talent en haute estime, Händel fut prié d’assurer la partie de clavecin pour l’occasion. Le grand homme du Lucquois restait cependant Corelli auprès duquel il avait étudié à Rome et pour lequel l’engouement outre-Manche ne faiblissait pas ; en 1726, dans un geste d’hommage non exempt toutefois de considérations commerciales, l’élève livrait au public douze concerti grossi adaptés de l’Opus 5 de son maître, des orchestrations qui rencontrèrent un succès immédiat, contribuant, au même titre que les réalisations de Händel, à enraciner cette forme typiquement baroque dans le sol britannique – la tradition se poursuivra au moins jusqu’à Michael Tippett –, et demeurent aujourd’hui les plus régulièrement jouées de leur auteur (il faut connaître la splendide lecture qu’en grava l’Ensemble 415 en 2003 durant son flamboyant automne chez Zig-Zag Territoires). Son dernier essai dans le genre, vingt ans après, ne connut pas la même fortune, une désaffection qui perdure toujours actuellement.

 

Geminiani était, semble-t-il, réputé pour ses foucades (Tartini le qualifiait de « furibondo »), et les Concerti grossi du mal-aimé opus 7 portent indubitablement la trace de l’esprit aventureux qui désarçonna plus d’un observateur contemporain et, s’il faut en croire le célèbre mais pas toujours impartial musicographe Charles Burney, lui coûta sa place à la tête de l’orchestre de Naples ; le passage vaut la peine d’être cité : « on découvrit qu’il était si extravagant et si instable dans sa battue qu’au lieu de coordonner et de diriger l’orchestre, il y semait la confusion, car aucun des instrumentistes n’était capable de suivre son tempo rubato ni ses autres accélérations et détentes inattendues de la mesure. » Sans doute le trait est-il un peu appuyé, mais au moins laisse-t-il deviner un caractère aussi passionné qu’individualiste qui, à la fin de sa carrière londonienne, conçut de l’amertume en constatant le hiatus entre la haute idée qu’il se faisait de son art et l’accueil d’un public qui « se contentait volontiers d’insipidité. » L’Opus 7 commence de la façon la plus canonique qui soit, par deux concertos da chiesa respectant parfaitement la coupe lent-vif-lent-vif, celui en ré majeur (H.115) plutôt détendu et faisant la part belle au chant, malgré un deuxième mouvement intitulé L’Arte della Fuga au sourire à vrai dire assez épanoui, contrastant avec la solennité, voire la sévérité de son pendant en ré mineur (H.116) où, dans un jeu de symétrie trop facétieux pour ne pas être calculé, s’entend en seconde position une sorte de gigue sérieuse. Le respect strict de la forme se dissout ensuite pour faire place à trois concertos en trois mouvements et à un ultime en cinq. Celui en ut majeur (H.117) est intrigant en ce que son propos est d’être « composé dans trois styles différents : français, anglais et italien » mais que l’on n’y détecte guère de couleur locale ; Geminiani a-t-il souhaité faire le portrait de ces nations, avec un Presto noblement fiérot pour la première, un Andante sombrement rêveur pour la seconde, et un Allegro assai délicatement conquérant (dont les harmonies font songer à Durante) pour la troisième ? De H.118 en ré mineur, on retiendra l’ample et frissonnant Andante liminaire et le finale tripartite, tour à tour sautillant et attendri, tandis que H.119 en ut mineur, après une ouverture à la pompe toute française, ne cesse de développer une atmosphère ambiguë et non exempte d’une indéfinissable inquiétude. Insaisissable est sans doute l’adjectif le plus propre pour qualifier l’ultime concerto, en si bémol majeur (H.120), qui voit se succéder, en contrastes parfois abrupts, pas moins de quatorze sections formant en quelque sorte un kaléidoscope d’atmosphères et d’affects esquissant le règne à venir de la Sensibilité (Empfindsamkeit) ; il ne fait guère de doute qu’en 1746, malgré la dédicace « alla celebre Accademia della buona ed antica musica » (l’Academy of Ancient Music historique, dont Geminiani fut un des fondateurs vingt ans plus tôt), tout ceci ait dû paraître furiously baroque à ceux que leur goût inclinait désormais à la symétrie classique.

 

En 1754, Canaletto réalisa pour la prestigieuse famille des barons King une série de six capriccios dont certains mêlent habilement des motifs anglais, réminiscences recomposées de la campagne ou citations précises de bâtiments, à un imaginaire et une touche évidemment italiennes, scellant la rencontre de deux univers a priori bien distincts l’un de l’autre. À cette époque, sentant son heure passée, Geminiani avait déjà tourné ses regards vers les Provinces-Unies, la France et l’Irlande où, chaleureusement accueilli, il finit par s’installer. À Dublin, où il mourut en 1762, l’amateur de peinture qu’il était, tout comme Corelli, finit même par faire commerce de tableaux. Qui sait si quelques vedute vénitiennes ne passèrent pas entre ses mains ?

 

Café Zimmermann n’en est pas à son coup d’essai dans le répertoire composé en Angleterre au mitan du XVIIIe siècle puisqu’il s’était déjà penché, il y a une quinzaine d’années, sur le recueil des Concertos in Seven Parts d’après Scarlatti publiés par Charles Avison, un des élèves de Geminiani, en 1744, dans une anthologie qui avait fait alors grand bruit mais dont la brusquerie m’a toujours laissé assez perplexe (Alpha, 2002). Ce nouveau disque démontre que l’ensemble n’a nullement renoncé à sa vivacité et à son goût pour des contrastes tranchés, mais également qu’il a visiblement gagné en mesure et donne aujourd’hui la primauté à la ligne plutôt qu’à l’effet. Sa lecture des Concerti grossi opus 7, très engagée, est d’une intensité concentrée, d’une sensibilité raffinée et d’une attention au chant, présent un peu partout dans ces six œuvres, qui rappellent quelquefois la manière de l’Ensemble 415 (avec un peu plus de tension) et font immanquablement mouche, soulignant la maturité de musiciens en pleine possession de leurs moyens, en mesure, donc, de révéler la cohérence de partitions dont on a trop souvent estimé qu’elles en étaient dénuées. Il y a dans le regard qu’ils portent sur cette musique prodigue de surprises autant de tendresse que de curiosité, enveloppée ici par un lyrisme chaleureux, pimentée là par un humour incisif que n’aurait certainement pas désapprouvés l’auteur, et tant l’énergie que la maîtrise qu’ils déploient pour la servir révèlent à chaque instant leur désir de lui redonner le lustre et la place qu’elle mérite. Le son plein et charnu tout en restant extrêmement lisible et délié – les manettes magiques d’Aline Blondiau sont encore passées par là –, la discipline irréprochable, la dynamique véritablement communicative, tout concourt à faire de cette réalisation une vraie belle réussite, « passant outre certains des canons auxquels la musique baroque nous a habitués, rassurants dans le confort du connu », pour reprendre les mots du premier violon, Pablo Valetti, y compris, est-on tenté d’ajouter, certains des caprices auxquels Café Zimmermann nous avait accoutumés et dont l’absence ici montre la capacité de l’ensemble à se réinventer sans rien renier de son identité, une raison supplémentaire pour lui rester fidèle.


 

 

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