WUNDERKAMMERN
(07/2018)
(Blog de Jean-Christophe Pucek
qui n'est plus accessible sur la Toile)
Ricercar
RIC389
Code-barres / Barcode : 5400439003897
Analyste: Jean-Christophe Pucek
Parfois, lorsque est annoncée la
parution de certains disques ou livres, une attente s’ancre en vous et y croît
avec cette ferveur inquiète qui ne se manifeste qu’en présence de ce que vous
pressentez, quitte à reconnaître ensuite vous être emballé ou fourvoyé, comme
potentiellement important. Avec son détail du tableau représentant la parhélie
observée au-dessus de Stockholm le 20 avril 1535 –Vädersolstavlan, littéralement
(et joliment) « la peinture du soleil du temps » –, Vater Unser, réunissant
l’ensemble instrumental Clematis et le contre-ténor Paulin Bündgen avait
immédiatement retenu l’attention de l’amateur de musique baroque allemande que
je suis. Cette généreuse anthologie d’une heure vingt, qui propose quelques
pièces connues dont le dramatique lamento Ach daß ich Wassers g’nug hätte du
profond Johann Christoph Bach ou le tendrement italianisant (et pour cause,
puisqu’il s’agit d’une adaptation ad usum lutheraniorum d’un Salve Regina de
Giovanni Rovetta) Salve mi Jesu de Franz Tunder (dont on espère qu’il aura un
jour les honneurs d’un enregistrement monographique), et nombre de raretés,
s’inscrit dans la belle tradition de la série Deutsche Barock Kantaten
constituée par Ricercar à partir de 1985, grâce à laquelle nous avons tant
frissonné et tant appris.
Toutes les œuvres vocales rassemblées
ici ont pour point commun d’offrir une large place aux instruments qui, outre
leur rôle d’introduction, d’accompagnement ou de ponctuation, tissent avec la
voix de véritables dialogues ; cette variété d’emplois et de formes rappellent à
quel point l’image encore trop couramment répandue d’une musique germanique du
XVIIe siècle austère, voire un rien ennuyeuse, est erronée. Dès la fin du XVIe
siècle en effet, particulièrement grâce aux fructueux échanges commerciaux des
cités hanséatiques, Hambourg en tête, mais également aux voyages des uns,
l’illustration la plus parlante étant sans doute les deux séjours vénitiens de
Heinrich Schütz, ou à l’exil des autres, tel, par exemple, William Brade, les
idiomes musicaux de toute l’Europe, et en tout premier lieu d’Italie, se
diffusèrent en Allemagne en se mêlant à son langage propre auquel la Réforme
avait fait prendre un tour nouveau. Sans surprise, cette fusion stylistique est
particulièrement perceptible chez les deux élèves du Sagittarius représentés
dans ce florilège, David Pohle et Johann Theile ; Herr wenn ich nur dich habe du
premier, à la saveur buxtehudienne marquée, constitue une des nombreuses étapes
permettant d’observer le cheminement vers la cantate et mêle une réelle quoique
discrète virtuosité dans ses sections de type « air » ainsi que dans son Amen
final, à la recherche d’une certaine solennité, comme lorsque les cordes imitent
le trémulant de l’orgue, tandis que Was betrübst du dich meine Seele du second
porte indubitablement sa marque de compositeur d’opéra par la succession rapide
des affects dans une forme dont la concision vise à une plus grande efficacité
dramatique, évitant cependant toute surabondance ornementale. Italianisant
jusqu’à la pointe de l’archet est aussi l’emploi du violon soliste dans Auf,
laßt uns das Herren loben de Johann Michael Bach et l’écriture assez fleurie,
tant pour la voix que pour les instruments, de Cum Maria diluculo de Johann
Rudolph Ahle, ne déparerait pas dans un oratorio vénitien contempo-rain. Sur le
versant plus septentrional, on trouvera le Grabgesang de Heinrich Schwemmer,
l’élégie tout en retenue mais réellement touchante judicieusement choisie pour
refermer le disque. Le cœur de ce dernier réside cependant sans aucun doute dans
Weil Jesu in meinen Sinn, une splendide cantate de Johann Wolfgang Franck,
compositeur dont l’essentiel de l’activité se déploya au profit des théâtres
plutôt que des églises ; il n’en demeure pas moins qu’il parvint, dans cette
partition à laquelle fa mineur donne la tonalité d’une méditation presque
douloureuse quoique entrecoupée d’espérance, à un parfait équilibre entre
expressivité, voire ponctuellement théâtralité à la mode ultramontaine et
conscience de ses racines germaniques (utilisation de la mélodie de choral en
cantus firmus, fugue de l’Amen final).
On retrouve naturellement le même
mélange de styles dans les pièces instrumentales proposées en miroir des
chantées ; grâce un choix particulièrement judicieux, elles permettent également
de matérialiser le passage d’une esthétique encore empreinte de traits
renaissants (Samuel Eccard et Johann Hermann Schein) à une écriture plus «
moderne » ne dédaignant parfois pas le spectaculaire (Sonata a 6 anonyme, avec
son passage en « bataille ») mais toujours soucieuse de finesse, voire de
démonstration contrapuntique (Vater unser im Himmelreich de Georg Böhm, Sonata «Hertzlich
thut mich verlangen» de Johann Fischer).
Clematis et Paulin
Bündgen, sans oublier le grand ordonnateur qu’est Jérôme Lejeune dans ce type de
projet, offrent ici un disque superlatif, un des meilleurs de l’année dont on
peut gager qu’il tiendra toujours fièrement sa place dans deux décennies au sein
des réalisations documentant le répertoire sacré germanique du XVIIe siècle.
L’ensemble instrumental conduit par son premier violon, Stéphanie de Failly,
fait montre ici d’une aisance stupéfiante et sans ostentation qui est la marque
d’une profonde compréhension de la musique interprétée et de ses enjeux ; le jeu
est toujours d’une grande finesse, avec un sens aigu des nuances mais également
du chant, et une respiration très naturelle qui délivre une sensation de
fluidité assez irrésistible se déployant sur un continuo habilement mené. C’est
à la fois très maîtrisé et libre, avec des équilibres savamment dosés et des
traits d’une belle précision, sans jamais rien concéder sur le plan de la
spontanéité et de l’engagement. Cette dernière qualité définit parfaitement la
prestation de Paulin Bündgen. Entendons-nous bien : si vous vous attendez à
entendre un de ces contre-ténors aux cabrioles superficielles encensées par
certains médias, vous risquez d’être déçus ; ici, le chanteur ne cherche jamais
à impressionner et il n’en est que plus saisissant ; ce qui l’intéresse est
l’expression et non l’effet. Son approche humble et fervente, dégageant une
douce, chaleureuse et finalement très spirituelle luminosité, est convaincante
de bout en bout, avec cette densité humaine que l’on retrouve chez Carlos Mena,
auquel le timbre me fait souvent songer. J’avoue avoir été plus que touché à de
nombreux moments de cette anthologie lorsque j’ai eu le sentiment que le
chanteur, sans aucun geste démonstratif, se mettait à nu, les émotions du texte
et les siennes ne faisant qu’une, avec une simplicité absolument désarmante.
L’osmose entre les deux partenaires est assez idéale ; ils parlent la même
langue, tendent vers le même but, et leur union aboutit à une réalisation
magistrale où se perçoit le pouls du temps, où tout sonne avec évidence, et qui
captivera durablement les amateurs de ce répertoire et, souhaitons-le, au-delà
de leur cercle. À la fin du livret de présentation du programme, Jérôme Lejeune
évoque son désir de continuer à explorer ces musiques dont la redécouverte lui
doit déjà tant ; l’éclatante réussite de ce Vater unser nous fait espérer qu’il
ne nous fera pas trop longuement attendre son successeur.
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