WUNDERKAMMERN
(06/2018)
(Blog de Jean-Christophe Pucek
qui n'est plus accessible sur la Toile)
Alpha
ALPHA399
Code-barres / Barcode :
8424562218093
Analyste: Jean-Christophe Pucek
On commence à beaucoup parler de
Justin Taylor, mais heureuse-ment plus pour son talent de musicien que pour ses
facéties capillaires ou ses poses de pseudo-rebelle savamment étudiées pour la
caméra ; on ne peut que l’encourager à ne pas dévier de sa route et laisser Jean
Rondeau s’imaginer Scott Ross quand il n’est pour l’heure qu’un David Fray du
clavecin.
Souhaiter enregistrer une anthologie
de sonates de Domenico Scarlatti est sans doute un geste naturel pour tout
claveciniste, tant l’écriture du maître de musique de Maria Barbara de Portugal
pour l’instrument est idiomatique – on se demande d’ailleurs bien pourquoi on
s’obstine à la raboter au piano moderne – et protéiforme, nourrie au contrepoint
le plus austère et le plus savant, précieux héritage paternel, comme aux
brasillements et aux œillades du folklore ibérique (la Sonate en ré mineur K.141
sur laquelle s’ouvre le récital nous plonge immédiatement dans un tourbillon),
tout en étant perméable à l’univers de l’opéra (Sonates en ré mineur K.32 et en
la majeur K.208, véritables airs sans paroles) et en préfigurant les foucades
(Sonate en ut mineur K.115) et les frissons (Sonates en ré mineur K.213 et en fa
mineur K.481) du style « sensible » (empfindsamer Stil). Un florilège Scarlatti,
donc, mais pour quoi faire ? Sans parler de la mythique intégrale de Scott Ross,
la majorité des noms qui comptent ou ont compté dans le monde du sautereau a
gravé le sien et continue à le faire, mû par une intarissable envie qui a pour
désavantage de saturer l’offre.
Justin Taylor est un musicien que
l’on savait intelligent et que l’on a plaisir à découvrir plus audacieux qu’on
l’imaginait ; ainsi qu’il l’explique dans son intéressante note de présentation,
il a choisi de risquer un parallèle entre le compositeur aux 555 sonates et
Györgi Ligeti, né en Transylvanie en 1923 (la région passe alors des mains
hongroises aux roumaines) et mort Autrichien à Vienne en 2006, en se fondant sur
leur goût commun pour l’extrême et l’expérimentation sonores, étayant cet
improbable mariage de la carpe et du lapin par trois pages illustrant le goût de
Ligeti pour des formes baroques qu’il investit pour mieux les réinventer. Le
dialogue entre ces deux univers a priori très éloignés fonctionne étonnamment
bien et même l’auditeur peu friand de musiques contemporaines, à l’instar de
votre serviteur, est susceptible de tomber sous le charme de ces partitions qui,
bien que parfois déconcertantes, demeurent abordables ; la technique de
l’ostinato utilisée dans la Passacaglia ungherese et Hungarian rock (sous-titré
chaconne et avec de curieux accents de bossa-nova), toutes deux écrites en 1978,
leur assure une forme de stabilité obsédante contredite par des lignes
mélodiques capricieuses, tandis que l’impressionnant Continuum (1968) réussit,
au prix d’un véritable défi pour l’interprète, à créer un flux musical continu
avec un instrument dont le son n’est organiquement pas conçu pour durer ; le
résultat, parfois proche de la musique électronique (on songe à un bombardement
ininterrompu de particules), est hypnotique et enivrant, la maestria qu’y
déploie Justin Taylor n’étant certainement pas étrangère à cette impression.
Aussi convaincant dans Scarlatti que
dans Ligeti, il nous offre un récital de haute volée et d’une remarquable
maturité s’agissant d’un jeune homme qui fêtera ses vingt-six ans dans deux
jours. Sans jamais constituer un frein à la spontanéité du geste et à la
fraîcheur du regard, tout semble ici minutieusement cadré et pesé, fidèle sur ce
point au principe cher à Gustav Leonhardt : « quand on joue, on ne pense pas ;
on a pensé. » Mises à rude épreuve par les exigences des œuvres, les capacités
techniques et la virtuosité de l’interprète apparaissent plus que solides, mais
ce qui retient encore plus l’attention est son aptitude à construire et à
développer son discours ; sous ses doigts, Scarlatti est sans conteste le
contemporain de Bach. Si les sonates les plus emportées n’atteignent
probablement pas l’incandescence hallucinée qu’y insuffle un Pierre Hantaï, que
son approche singulière met de toute façon à part aujourd’hui dans ce
répertoire, elles se lancent crânement et avec une énergie concentrée qui les
propulse irrésistiblement en entraînant l’auditeur à leur suite ; un bel exemple
est fourni avec la Sonate en fa mineur K.239 dont les éléments folkloriques
savamment décantés participent à une sorte de lente combustion souterraine qui
finit par se déchaîner dans la Sonate K.519 dans la même tonalité, enregistrée
immédiatement à sa suite (quand je vous disais que nous nous trouvions face à un
récital intelligent), comme éclate un orage après s’être patiemment constitué.
Toute en retenue mais d’une sensibilité frémissante souvent empreinte de
vocalité, la réalisation des plus lentes est particulièrement réussie, d’une
éloquence intériorisée très personnelle qui fait apparaître bien
conventionnelles certaines versions pourtant huppées. Il faut saluer, pour
finir, l’excellente captation de Ken Yoshida, à la fois aérée et précise ; il
semble qu’avec cet ingénieur du son déjà choisi, entre autres, par Christophe
Rousset, le clavecin ait trouvé un serviteur de choix.
Vous pensiez avoir fait le tour des
récitals de sonates de Scarlatti ? C’était sans compter le fascinant jeu de
miroirs que Justin Taylor a imaginé pour vous et dans lequel il vous appartient
maintenant de vous laisser embarquer, immerger, dérouter et, gageons-le,
envoûter.
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