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Analyste:
Philippe Venturini
Jean Rondeau et Justin Taylor sont nés tous deux au début des années 1990 et ont
remporté le premier prix du très convoité Concours de Bruges, Musica Antiqua,
respectivement en 2012 et 2015. Ces deux ambassadeurs de l'excellence de l'école
française de clavecin se croisent à l'occasion de leurs récitals Scarlatti
qu'ils ont chacun voulu aérer. Si Jean Rondeau recommande de « prendre une
légère pause » à mi‑parcours, signalée par une improvisation de quelques
secondes, Justin Taylor met en regard trois pièces de Ligeti, composées entre
1968 et 1978. Il partage avec Scarlatti le goût pour la « recherche de
nouvelles sonorités » et une « écriture originale et novatrice »
affirme le jeune claveciniste. Pour mettre en scène ces sonates, il retourne à
la somptueuse copie du Ruckers‑Hemsch d'Anthony Sidey et Frédéric, déjà utilisé
dans son récital Forqueray (Alpha, 2016, CHOC, Classica no 187) et
retrouve également Ken Yoshida à la prise de son. Dès la première plage,
l'impatiente SonateK. 141 et ses répétitions de doubles croches
se déploient généreusement, appuyées sur des basses amples et vrombissantes mais
tenues. Si les coups énergiques de talon du danseur ponctuent cette puissante
parade amoureuse, ils se gardent de toute brutalité. Le même ré mineur,
mais autrement plus lyrique, de la Sonate K. 32, rappelle avec quel
naturel désarmant Justin Taylor sait faire chanter le clavecin ; la célèbre
K. 208, joliment ornée dans ses reprises, le confirme et ajoute une
impression-nante clarté des lignes qui ne réduit cependant pas la palette de
couleurs. Les oeuvres de Ligeti, vertigineuses comme des dessins de Maurits
Escher, bénéficient de l'instrument choisi, autrement plus sonore et chatoyant
que le gris Neupert d'une Elisabeth Chojnacka (Teldec, 1995).
Jean Rondeau retrouve, lui aussi, un instrument qu'il connaît bien, la
copie de modèles allemands réalisée par Jonte Knif et Arno Pelto en 2006 qui
magnifiait son récital Bach (Erato, 2014, CHOC, Classica no 169). La
fameuse Salle de musique de La Chaux de Fonds, en Suisse, lui prête son
acoustique favorable, captée avec art par Aline Blondiau. Alors qu'on aurait
imaginé un lever de rideau spectaculaire, accordé à l'allure désormais
singulière, catégorie hippie, de l'artiste, Jean Rondeau commence sur un
souffle; celui de la K. 208 qu'il semble caresser pour mieux la faire
chanter (le toucher aérien de la main gauche dans la progression des accords) et
avancer sur la pointe des pieds par des syncopes d'elfes. La fête peut alors
commencer, sur les roulements de tambours et les clusters de la Sonate K. 175
qui semble improvisée, ivre de sa propre énergie. Idem dans la K. 141,
plus théâtrale que jamais par sa gestion des silences et des fins de phrase.
Merveille de tendresse que ces Sonates K. 213 et K 162 dont les
jeux d'ombres n'altèrent en rien la clarté polyphonique.
Impossible de choisir
entre ces deux récitals aussi complémentaires par leur programme que par la
personnalité des artistes.