WUNDERKAMMERN
(03/2018)
(Blog de Jean-Christophe Pucek
qui n'est plus accessible sur la Toile)
Aparté
AP170
Code-barres / Barcode : 3149028128666
Analyste: Jean-Christophe Pucek
« Nous ne connaissons jamais ce qui
finit à l’instant de sa fin véritable. Tout adieu est un mot dont on veut croire
qu’il conclut. Or il ne débute rien et il n’achève rien. »
Pascal Quignard, Les
Ombres errantes, chapitre XXIV (Grasset, 2002)
Épisodiquement, une infime particule
de poussière crépite sous le diamant. Septembre 1976, église romane de
Saint-Lambert des Bois, un clavecin de la fin du XVIIe siècle signé Gilbert des
Ruisseaux, les Treizième, Dix-septième et Dix-huitième Ordres de François
Couperin s’éploient sous les doigts de Blandine Verlet. Un peu plus de quarante
ans se sont écoulés, et je n’ai pu me retenir, pour rendre compte du nouvel
enregistrement que la musicienne consacre aux seuls Treizième et Dix-huitième
Ordres augmentés, en guise de postface, de la Favorite extraite du Premier
Livre, de sortir son devancier de sa pochette vieux-rose ornée d’une vue du
château de Verneuil par Merian ; geste d’hommage, mesure du temps passé.
Par bien des aspects, le Troisième
Livre de pièces pour clavecin, publié en 1722, marque une évolution sensible du
style de Couperin vers plus de luminosité, de sensualité mais aussi de
pittoresque ; il s’ouvre pourtant bel et bien avec un Treizième Ordre dans la
tonalité « solitaire et mélancolique », dixit Marc-Antoine Charpentier, de si
mineur, comme un rappel immédiat du véritable tempérament de l’auteur, quels que
soient les multiples travestissements sous lesquels il décide de le dissimuler
ensuite. Après deux évocations végétales qui n’ont rien de naturaliste et si peu
de descriptif (fragiles Lis naissans, ondoyants Rozeaux) et une Engageante au
charme nullement sauvageon mais soigneusement apprêté, les masques entrent en
scène ou, plus exactement, les dominos. Peu de timbres musicaux connurent, du
XVIe au XVIIIe siècle, une vogue aussi forte que les Folies d’Espagne ; signées
Diego Ortiz ou Marin Marais, Arcangelo Corelli et même Carl Philipp Emanuel
Bach, on ne compte plus les variations qui y puisèrent leur substance. Couperin,
feignant de suivre la mode, n’en fait, à son habitude, qu’à sa tête en proposant
des Folies revendiquées comme françaises se fondant sur un thème original
mariant subtilement styles autochtone et ultramontain, illustrant ainsi la
réunion des goûts qui lui était si chère ; il est d’ailleurs assez piquant que
cette exposition se présente sous le camail de la Virginité, l’autre
particularité de l’œuvre étant de se dérouler à la manière d’un défilé de
masques personnifiant des traits de caractère ou esquissant des personnages en
attribuant à chaque caractère une couleur emblématique. Après ces scintillements
virtuoses dont la théâtralité décantée a été fort pertinemment rapprochée par
Philippe Beaussant des fêtes galantes de Watteau, L’Âme en peine, si sombrement
esseulée, renvoie chacun à son isolement silencieux après que les ultimes
candélabres illuminant les réjouissances ont été mouchés.
Partagé presque également entre fa
mineur et majeur (respectivement quatre et trois pièces), le Dix-huitième Ordre
commence avec distinction (La Verneuil) pour bien vite basculer dans une
espièglerie entourant, enveloppant de plus tendres attraits (La Verneuillète,
Sœur Monique, Le Turbulent) ; mais chez Couperin, le sentiment n’est jamais bien
loin, et le voici qui exhale ses effluves mélancoliques dans L’Attendrissante,
revenant au mode mineur après deux pages en majeur et notée « douloureusement. »
Nouveau coup de barre pour finir avec l’hypnotique (et célèbre) Tic-toc-choc ou
Les Maillotins qui déroule imperturbablement, mais non sans humour, ses
batteries comme une mécanique parfaitement réglée (ce qui perd désespérément
tout son sel exécuté au piano), puis le claudiquant Gaillard-Boiteux, nouvelle
incursion sur les planches, mais à présent celles du théâtre de la Foire. C’est
non sur un air favori que la claveciniste a choisi de quitter le bal, mais sur
une superbe « chaconne à deux tems », La Favorite, un rondeau qui exploite
pleinement les possibilités offertes par la forme répétitive et la couleur
ombreuse, quelquefois tragique, d’ut mineur pour faire sourdre de leurs méandres
une indicible mais tenace nostalgie.
Le disque de Blandine Verlet est
avant tout le témoignage d’une musicienne intensément libre, délivrée du souci
de prouver quoi que ce soit ou de faire référence ; l’empreinte qu’elle laisse
sur l’art de toucher le clavecin n’est plus soumise à l’hic et nunc ; elle est
indéniable et profonde. Bien entendu, certains trouveront à reprocher à ce fruit
tardif mais savoureux des lenteurs ou un léger déficit de brillant ; ils se
livreront probablement au petit jeu des comparaisons et ne manqueront sans doute
pas de dénicher ici ou là lecture plus à leur goût ; il me semble cependant
qu’ils passeront à côté de l’essentiel de ce que nous livre ce récital
parfaitement maîtrisé, tant sur le plan musical que technique, exempt de
coquetterie et d’emphase, né simplement de la volonté et du plaisir de confier
une nouvelle fois aux micros les élans et les pudeurs d’un compositeur aimé ; le
temps passé en sa compagnie, les liens de complicité qui se sont tissés avec
lui, la compréhension profonde de son univers, tous ces éléments forgés au fil
d’années d’études et d’intuitions font que l’interprétation sonne, aujourd’hui
encore, avec une clarté et une sérénité qui sourient aux éraflures de l’âge qui
s’en vient. Il y a du chant, la même mélodie intime qui sinue dans La
Compositrice, le récit diffracté et sensible que Blandine Verlet dévoile en
miroir du disque, dans la simple fluence de ces notes qui nous ensoleillent du
bonheur d’un moment partagé tout en nous ennuageant simultanément de la
conscience que chaque nouvelle seconde les éloigne un peu plus de nous,
irrémédiablement. Il y a du temps dans cette petite heure de musique préservée
de l’oubli, un temps dense sous le linon des notes, un temps qui ne triche pas,
un temps qui conte. Aussi savourera-t-on ce présent avec, s’il se peut, le même
cœur que celle qui nous l’offre, en nous demandant si c’est nous qui sommes à sa
hauteur.
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