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Appréciation d'ensemble / Overall evaluation : | |
Analyste: Philippe Venturini RENÉ JACOBS FAIT PROFITER L’ÉQUIPE DE SON EXPÉRIENCE THÉÂTRALE : ON SENT DERRIÈRE CHAQUE NOTE UNE NÉCESSITÉ DRAMATIQUE, LA MISE EN ACTION D’UNE PENSÉE PROFONDE. Après l’avoir chantée alors qu’il n’était qu’un enfant à Gand, enregistrée sous la direction de Philippe Herreweghe en 1984 (Harmonia Mundi) et de Gustav Leonhardt en 1989 (Deutsche Harmonia Mundi), René Jacobs dirige la Passion selon saint Matthieu. La magnifique version qu’il nous livre à présent est le fruit d’une réflexion de toute une vie nourrie autant d’une pratique du chant que de la direction d’ensemble, de la connaissance du répertoire sacré comme du monde du théâtre qui partageaient à l’époque baroque le même langage. Dans un texte de présentation comme toujours très documenté, René Jacobs réfute les arguments en faveur d’une interprétation minimaliste à un musicien par partie défendue par Paul McCreesh (Archiv, 2002) ou Sigiswald Kuijken (Challenge Classics, 2009). Il opte pour deux groupes asymétriques de vingt-quatre et douze chanteurs qu’il dispose non pas selon un plan latéral (gauche-droite) traditionnel mais frontal (avant-arrière) s’appuyant sur les théories du musicologue allemand Konrad Küster (lire Classica du mois dernier). Des gravures anciennes reproduites dans le livret permettent de visualiser l’ancienne configuration de l’église Saint-Thomas et de comprendre cette répartition inusitée. Restituer une telle géométrie devient évidemment une gageure avec la stéréophonie traditionnelle : l’auditeur peut parfois estimer que les musiciens lui sont trop éloignés ou captés d’une étrange façon. Nul doute qu’une écoute en multi-canaux serait préférable. René Jacobs poursuit sa réflexion dans l’accompagnement des récitatifs où il convoque selon le texte l’orgue, le clavecin, le luth et la contrebasse pour réaliser des effets souvent saisissants (la grêle du clavecin lors de l’arrestation de Jésus où le tonnerre et les éclairs sont évoqués, « Sind Blitze, sind Donner », n° 27b). Il rappelle enfin que l’Évangéliste ne doit pas, sous prétexte de refuser « l’emphase romantique », lire son texte « sans émotion, comme [. . .] un présentateur de journal télévisé. » Werner Güra, qui participa à la seconde version de Philippe Herreweghe ( Harmonia Mundi, 1998) s’y montre inoubliable d’intensité, toujours en équilibre entre la relation précise des faits et la compassion. Comme on pouvait s’y attendre, René Jacobs propose une lecture aux rayons X de la partition, ne laissant aucun détail dans l’ombre, et fait profiter l’équipe de son expérience théâtrale : on sent derrière chaque note une nécessité musicale et dramatique, on perçoit la mise en action d’une pensée profonde. Le choeur introductif impressionne par sa majesté, soutenue par la plénitude orchestrale (présence marquée de l’orgue) et le tempo retenu, qui n’interdisent pas, bien au contraire, une exceptionnelle lisibilité polyphonique. Le rythme inexorable de la basse (noire-croche en 12/8) accompagne cette douloureuse marche au supplice d’où l’espoir n’est pourtant pas exclu: René Jacobs fait resplendir l’accord conclusif majeur de cette procession en mineur. On ne saurait évidemment détailler chaque récitatif, chaque air, chaque choral. On peut cependant remarquer que Bernarda Fink surpasse sa contribution à la seconde et remarquable version de Nikolaus Harnoncourt (Teldec, 2000) et signe un « Erbarme dich » (n° 39) pour l’éternité. Johannes Weisser incarne un Christ noble et vaillant mais déjà ailleurs. Et si certaines voix, telle celle de Sunhae Im, peuvent sembler légères, elles sont toujours employées à bon escient: « Ich will dir mein Herze schenken » (n° 13) en sol majeur. En maître de l’opéra, Jacobs sait constituer une distribution. Il sait aussi bousculer les habitudes pour toujours mettre le texte en valeur: accélérer le tempo (« Blute nur », plus tourmenté que jamais), mettre en valeur le tremblement de la basse (les doubles croches répétées dans « O Schmerz ! », n° 19), mener un interrogatoire musclé (n° 36), partager l’inquiétude des fidèles (n° 37) ou faire entendre les hurlements terribles de la foule (« Barrabam », n° 45) comme les coups de fouet ( rythmes pointés cravachés, no 51 ) mais aussi fredonner une bouleversante berceuse funèbre (« Mache dich, meine Herze, rein » n° 65). Il ne faudrait pas oublier de mentionner les musiciens de l’Akademie für alte Musik Berlin qui participent activement à cette interprétation qui, sans cesse entre terre et ciel, s’impose comme une des plus abouties et des plus éloquentes de la discographie.
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