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Diapason # 637 (07-08/2015)
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RENCONTRE : Emma Kirby­ par Gaëtan Naulleau

 

FIFTY SHADES OF GRACE

 

Ne cherchez pas l’anniversaire, ne guettez pas un enregistrement nouveau, ne vous inquiétez pas d'un adieu à la scène: c'est l'envie seule qui nous a fait prendre le train pour Londres et rencontrer la soprano la plus fêtée - et imitée ‑ de la musique ancienne.      

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Lirez‑vous un jour dans Diapason le palmarès des « vingt meilleures sopranos de tous les temps » ? Peu probable, ces classements dont nos confrères britanniques raffolent ne sont pas le genre de la maison. Le très Populaire BBC Music Magazine s'y collait il y a quelques années, et le vote de vingt critiques, convergeant comme de bien entendu vers Callas et Sutherland au sommet du chart, choquait une partie des lecteurs: Emma Kirbky en bonne place au parnasse des divas! Une soprano qui ne se suicide ni en Tosca ni en CioCio San, ne brame pas en Brünnhilde, qui n'ambitionne même pas Gilda, et phrase Mozart divinement mais s'en tient aux opéras de jeunesse. Emma Kirbky, dixième du palmarès, entre Flagstad et Schwarzkopf. Notez bien que son art et son timbre clair ne sont pas moins immédiatement identifiables que ces deux‑là. Qui, en revanche, n'ont jamais connu les richesses de Dowland, Schütz, Caccini, Caldara, Cavalieri, Campra, Weelkes, Ward, Wylbie, Wert...

 

Emma Kirbky, voix «juvénile ». Il y a quarante ans, nous aurions juré que c'était par sa couleur si claire, mais le temps l'a enrichie puis fragilisée, sans amollir l'élan des mots qui est sa vraie jeunesse. Comment décrirait‑elle son chant à un ami sourd?: « Oh gosh. Avant tout: une voix directe. Concernée tout entière par le message qu'elle porte. "Word oriented". Vous savez, je suis fondamentale­ment paresseuse. Je n'aime pas faire un effort qui ne paie qu'à moitié. C'est peut‑être pour cette raison que j'ai senti très tôt qu’en aidant l'auditeur à se concentrer sur le texte, je pouvais le tenir en haleine à moindre effort, par le jeu des détails. Je suis tombée récemment sur l'un de mes premiers disques. La voix était très enfantine et trop verte, la musicienne peu expérimentée, mais cet aimant du texte était déjà là, intuitivement. »

 

  

Dans le pub où elle nous a donné rendez‑vous onze heures du matin, pause de la première bière pour quelques gaillards près de nous ‑ nous remontons aux sources: « J'ai toujours chanté. Enfant, pour moi‑même et sans arrêt. Comme toutes les filles au bel âge, direz‑vous, mais certaines décident un jour de pousser la porte d'un professeur pour sortir de sa classe avec une nouvelle voix splendide, qui s'épanouira en coupant le cordon ombilical avec la voix parlée. Je n’en ai jamais rêvé. Les écoles que je fréquentais prenaient la musique très au sérieux, en particulier le chant choral. J'ai immédiatement adoré mêler ma voix à celles des autres. A quatorze ans, on m’a invitée à rejoindre quelques garçons de l'école dans une Messe de Byrd. Je r~avais rien entendu de tel, et j'étais aussi tôt comme un poisson dans l'eau avec cette polyphonie. C'est parfaitement naturel pour moi, j'écoute par lignes, non par accord. Mon professeur de piano s'en désolait. Il m'a conseillé de m'en tenir à Bach... puis d'essayer un autre instrument [rires] »

 

A Oxford, elle étudie le latin et le grec ancien, « vraie passion », mais la musique la rattrape: « Le virus de la polyphonie ne m’avait pas quittée, et la chance a voulu qu'un excellent choeur soit jumelé au Sommerville College. De nouveau Byrd, Gibbons, Tallis... Je prenais quelques leçons de chant, mais j'avais tant de choses en tête entre l'université et le choeur que les conseils de cette dame charmante glissaient sur moi. Jusqu'au jour où elle m'a fait comprendre que ma petite voix haut perchée, qui picorait les mots et courrait après les idées, serait menacée quand j'enseignerais à l'école. Elle m'a donné quelques astuces pour connecter cette voix avec la voix de poitrine. L'aventure d'une vie. »

 

Andrew Parrott repère une soprano cristalline et l'intègre dans son Taverner Consort fraîchement formé, où Anthony Rooley la distingue à son tour: « Je lui ai fait remarquer que je chantais en amateur, il m'a répondu du tac au tac que j'avais six mois pour me faire une technique avant le premier enregistrement du Consort of Musicke (quatre LP de "Music of Sundry Kinds", un tour de l'Europe renaissante). Et j'ai trouvé la bonne personne, Jessica Cash. Un génie! J'avais vu plusieurs amis d'Oxford revenir de ses cours: leurs voix étaient toujours légères, ils n'étaient pas changés mais fortifiés. Un grand professeur de chant, c'est celui qui vous écoute au lieu de plaquer sur vous ses certitudes techniques. Jessica n'était pas spécialisé dans la musique ancienne mais elle possédait une intuition exceptionnelle de ce dont l'élève a besoin. Elle me faisait confiance pour le style, et veillait surtout à ce que je réponde de façon vocalement saine aux problèmes musicaux. »

 

Le style ? Un antistyle très pragmatique, à une époque où les figures de proue de la musique ancienne mettaient le cap à l'opposé du Vieux continent romantique: « Anthony et Andrew avaient des idées bien arrêtées sur l'approche instrumentale, mais pour nous chanteurs, le renouveau "à l'ancienne" était intuitif. Le texte avant tout, des voyelles pures, des consonnes vives qui les préparent, une prosodie nette et dynamique : les points cardinaux du Consort. J'aime autant vous avouer que je n’avais pas lu grand‑chose des anciens traités : ce travail vraiment documenté sur le style est venu avec la génération suivante, et notamment avec l'enseignement formidable de la Schola cantorum à Bâle. Là‑bas, les jeunes gens apprennent tout ce qu'ils ont besoin de savoir, ils peuvent comparer leurs options musicales aux nôtres, et tracer leur propre chemin. »

 

La rencontre avec Rooley, quelle épousera (après Parrott) et dont elle aura un enfant, ne lui ouvre pas seulement les yeux sur un répertoire insoupçonné: « Dans mon parcours, le luth a été la plus grande influence. J'ai eu la chance de travailler très tôt dans ma carrière avec cet instrument à la fois si doux et capable d'une diction très nette, changeant de dynamique aussi vite et légèrement que vous et moi quand nous discutons. Le luth vous aide à garder le contact avec la voix parlée. Si vous voulez que votre imagination se libère, vous devez être à l'aise physiquement, sans avoir à vous battre pour projeter votre voix. Le luth invite à chanter autrement qu'avec un piano ou même un clavecin, c'était l'idée fondamentale d’Anthony avec le Consort of Musicke: ajuster notre chant de telle sorte que sa partie divinement ciselée par Dowland ne soit pas une vague toile de fond. Nous avions tous en tête l'image de la musique domestique, du madrigal et des songs qu'on chantait au XVIe siècle entre amis dans des petites pièces garnies de panneaux de bois. »

 

On suit très nettement, depuis « Music of Sundry Kinds » jusqu'au récital mozartien de 1988, la maturation tranquille d'une voix à laquelle les cartomanciennes du chant promettaient une carrière‑minute. Elle en sourit: « Mais je comprends aussi cette méfiance. Les musiques de la Renaissance et du baroque sont à certains égards si intellectuelles que les jeunes gens risquent de se complaire dans une jolie petite voix désincarnée et totalement dominée par le cerveau.

 

Avec Jessica, j'ai appris comment le corps entier est impliqué de la première respiration à la dernière note. Une conquête, un vrai combat contre moi‑même. Elle me disait lorsque je sortais certains sons : "Ça, c'est ta voix." J'étais terrifiée. Mais je lui faisais confiance car je sentais qu'elle développait là des outils précieux pour le texte. Les préjugés veulent que la clarté de la diction aille à l'encontre de la ligne vocale: grave erreur! »

Au milieu des années 1970, l'heure est à la table rase, qui donne un élan puissant à l'ensemble mais fige parfois ses interprétations dans une beauté froide : « Notre style a changé ensuite, n’est‑ce pas! Mais c'était dans l'air du temps. Notre génération voulait désespérément s'éloigner des vieux clichés et de tout ce qui pourrait être associé de près ou de loin au romantisme. Des effets ? Quelle horreur! Nous ne jurions que par la transparence, nous cherchions une sorte d'éloquence objective de la prosodie. Par la suite, nous avons compris que les effets sont légitimes quand ils ont un but précis et maîtrisé, et que le flou peut être utile. Le Consort était la colonne vertébrale de ma carrière, et rapidement j'ai collaboré avec Christopher Hogwood sur un tout autre répertoire. Chanter une Messe de Haydn le lendemain d'une séance intense de madrigaux avec Anthony était un jeu d'enfant! »

 

On imagine mal aujourd'hui à quel rythme la scène anglaise de musique ancienne s'est développée au milieu des années 1970, à quelle cadence on entrait et sortait des studios. En vingt ans, Kirbky engrange près de cent cinquante disques, portée par l'ardeur pionnière de Hogwood et Rooley mais aussi de Parrott, Page, Preston, du London Baroque : « Je ne posais pas pied à terre, j'avais une telle chance! J'étais aussi prudente. Je n'ai quasiment rien fait à l'opéra, et cela n’a pas freiné ma carrière. Je ne suis pas cer­taine que ce serait possible dans le monde actuel de la mu­sique ancienne, hélas! Je n'ai jamais mis ma voix en danger. J'ai mesuré les risques en abordant La Création de Haydn. Regardez les airs de soprano: l'orchestre s'allège après les introductions. Je connais beaucoup de collègues char­mantes qui se croient obligées de montrer leurs muscles dans La Création. Pourquoi ? Je ne vois guère que deux me­sures vraiment forte dans ma partie. Celles de ténor et de basse sont écrites très différemment. Les chanteurs trouve­ront toujours de bonnes raisons de pousser la voix si les chefs ne les rassurent pas. Les chefs ont une grande responsabilité face à nous, il leur appartient d'établir avec l'orchestre une

échelle sonore qui respecte la subtilité du chant au lieu de demander toujours plus... Dans La  Création, Christopher a été formidable, comme toujours. »

 

Dixième au chart de BBC Music Magazine, à côté de Schwarzkopf... Après tout, les deux sopranos ont en commun le fossé qui sépare fans et allergiques ‑ agacés par les détours sophistiqués de l'une, agressés par l'élan candide de l'autre. L'adorable icône du chant baroque aime‑t‑elle sa voix ? : « Je n'ai jamais oublié ‑ comme tous les chanteurs, je pense ‑ le choc que j'ai ressenti en l'entendant enregistrée la première fois. Un choc valable aussi pour ma voix parlée. Le plaisir du chant à toujours été pour moi celui de réagir à une acoustique et à d'autres musiciens, Si vous saviez comme j'aime mêler ma voix à la ligne d'un hautbois, d'une flûte. Bonheur suprême : quatre violes ! Et chanter avec David Thomas, Martyn Hill, Paul Elliott, Judith Nelson, quels partenaires merveilleux... Je chéris les instants où le dialogue trouve son point d’équilibre. Quand l'alchimie opère, quand le tout polyphonique est supérieur à la somme des parties, alors là, oui, j'aime ma voix ». 


 

 

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