Analyste: Philippe
Venturini
DES TEMPOS
TRÈS CONTRASTÉS ET QUELQUES EFFETS SPÉCIAUX SONORES:
CE QUE L’»
AUTHENTICITÉ » PERD LE THEATRE LE GAGNE AU CENTUPLE.
Dès la deuxième scène du premier
acte, l'enjeu est clair: le magicien Zoroastro enjoint à Orlando de préférer
la guerre à l'amour. Mais l'indécision du paladin, sa soumission à ses «
sentiments efféminés » puis sa jalousie, vont le mener à la catastrophe. En
découvrant le nom d'Angelica, qu'il aime, gravé sur des arbres à côté de
celui de Medoro, il sombre dans la folie. Peu d'opéras de Haendel
bénéficient d'un livret aussi efficace et concentré. Celui d'Orlando
ne convoque que cinq personnages et focalise l’attention sur trois: Orlando,
Angelica et Dorinda. Aussi l'auditeur peu familier des conventions de l'opera
seria ne risque‑t‑il pas de s'égarer dans les arcanes d'intrigues
secondaires ou dans l'agitation d'amours contrariées même si la bergère
Dorinda s'éprend du prince Medoro. À cette densité narrative s'ajoutent une
définition très subtile de chaque caractère et, surtout, un ton singulier,
ambigu, sans cesse ballotté entre le sérieux et l'ironie, propre à certains
opéras de maturité de Haendel: on pense naturellement à Serse (1738),
postérieur de cinq ans, qui jette un regard amusé, voire satirique sur
le rôle‑titre et, comme Orlando, s'échappe de la prison du Da Capo
systématique. La fluidité formelle d'Orlando, la rapidité avec
laquelle se succèdent les épisodes, l'intensité irrésistible de la scène de
la folie (fin de l'acte II) et la verve mélodique des grands jours avec
lesquelles Haendel traite son sujet participent au succès de cet opéra, sans
conteste un de ses quatre ou cinq chefs‑d'oeuvre. Échauffée par une série de
représentations scéniques au théâtre de La Monnaie à Bruxelles l'année
précédente, cette version de concert captée à Bruges se passe sans peine de
l'image. Metteur en sons très inspiré, René Jacobs rappelle une fois de plus
qu'il reste aujourd'hui un des interprètes les plus convaincants et les plus
convaincus de ce répertoire. Il faut certes accepter son goût pour les
interventions (flûtes ajoutées entre autres dans l'ouverture, percussions et
orgue dans la scène de la folie, récitatifs musclés à coups de glissandos et
sul ponticello), les tempos très contrastés et quelques effets
spéciaux sonores: mais ce que l'« authenticité » perd le théâtre le gagne au
centuple. Aussi dès l'ouverture, empoigné à deux mains et entraîné par un
orchestre survitaminé, l'auditeur est‑il emporté pour deux heures et vingt
minutes de (très) grand spectacle. La distribution se montre vaillamment à
la hauteur du défi permanent auquel la soumet René Jacobs. Bejun Mehta, qui
endosse ce rôle depuis une dizaine d'années, paraît sans rival et laisse
paraître les failles de ce double profil de Janus, tantôt guerrier, tantôt
amant éploré. Sophie Karthäuser incarne une Angelica aussi lumineuse
qu'émouvante (« Verdi piante » à pleurer) et Kristina Hammarström
assure la constance sentimentale de Medoro. Konstantin Wolff rend justice à
Zoroastro, un des plus beaux rôles de basse haendelien, tandis que Sunhae Im
possède le charme arcadien de Dorinda. Une telle réussite fait oublier les
versions de Christopher Hogwood (L'Oiseau‑Lyre) et William Christie (Erato).
C'est désormais auprès de René Jacobs qu'il faudra connaître les vertiges d'Orlando.
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