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Goldberg Magazine # 11 (05-07/2000)
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"Charpentier"

par Catherine Cessac paru dans Goldberg # 11 (05-07/2000)


« Je suis celui qui né naguère, fut connu dans le siècle; me voici, mort, nu et nul au sépulcre, poussière, cendres et nourriture pour les vers. J'ai assez vécu mais trop peu en regard de l’éternité [ ... ].J'étais musicien, considéré comme bon parmi les bons et ignare parmi les ignares. Et comme le nombre de ceux qui me méprisaient était beaucoup plus grand que le nombre de ceux qui me louaient, la musique me fut de peu d'honneur mais de grande charge; et, de même qu'en naissant, je n'ai rien apporté en ce monde, en mourant, je n'ai rien emporté... » .

Ainsi se présentait Charpentier dans son étonnante pièce en latin intitulée Epitaphium Carpentarii dans laquelle il se met lui‑même en scène: il imagine qu'il revient sur terre après sa mort, sous l'aspect d'une ombre, et se penche sur sa vie avec un curieux mélange d'humilité et d'amertume.
 

On peut dire que trois siècles plus tard, Charpentier a pris une sorte de revanche. Ainsi, aujourd'hui, il est le compositeur français de l'époque baroque le plus présent au disque. Depuis les années 1950, son oeuvre monumentale qui compte plus de 550 numéros a été enregistrée pour plus de la moitié. Cette diffusion, tout à fait exceptionnelle, a permis de reconsidérer la place de Charpentier dans le paysage musical occidental. Pourtant, l'homme garde toujours son mystère et, malgré d'importantes études (notamment celles de Patricia M. Ranum), il est difficile de savoir exactement qui il était, comment il a vécu, quelle était la nature de ses relations avec ses contemporains, les musiciens et les autres. Seule, son épitaphe laisse percevoir les sentiments qui pouvaient être les siens à un moment de sa vie, probablement peu de temps avant son arrivée à la Sainte‑Chapelle en 1698, c'est-à‑dire après avoir réalisé l’essentiel de sa carrière et supporté maints tourments.

Paris 1643

Marc‑Antoine Charpentier est né en 1643, dans le « diocèse de Paris », ce qui ne signifie pas nécessairement à Paris même, mais dans ce qui correspond à la région de l'actuelle Île‑de‑France, sans que nous sachions cependant l'endroit exact. La famille Charpentier était en effet originaire de Meaux depuis plusieurs générations. Son arrière‑grand-père Denis y était « maître mégissier », son grand‑père Louis « huissier sergent royal » et son oncle Pierre « prêtre grand chapelain de la cathédrale ». C'est à Paris, en revanche, que son père, portant également le prénom de Louis, poursuit une carrière de « maître écrivain », métier qui consistait à établir des documents officiels pour le Parlement ou le Châtelet, ou encore pour un particulier haut placé. Rien donc ne semblait destiner Marc‑Antoine à la musique. il passe (toute ou partie de) son enfance et adolescence à Paris, dans le quartier Saint‑Séverin. Il est entouré de deux frères dont l'un, Armand‑Jean, embrassera la même profession que le père, et de trois soeurs, Étiennette, Élisabeth et Marie. Cette dernière sera religieuse à Port‑Royal de Paris, communauté à laquelle Charpentier destinera quelques‑unes de ses pièces les plus inspirées. Élisabeth, quant à elle, épouse en 1662 Jean Édouard, un « maître à danser et joueur d'instruments » avec lequel le compositeur a pu entretenir des relations professionnelles privilégiées. Mais où et avec qui Marc‑Antoine apprit‑il les rudiments de la musique ? Nous l'ignorons toujours.
 

Âgé d'une vingtaine d'années, Charpentier part à Rome où il demeure trois ans. Il y côtoie notamment Giacomo Carissimi, considéré alors comme le plus grand compositeur romain de l’époque. Auteur de cantates et de motets, Carissimi était surtout fameux pour les histoires sacrées (ou oratorios) qui étaient jouées à l'oratoire de l’Archiconfraternità del San Crocifisso, dans l'église San Marcello. Charpentier retiendra la leçon puisqu'il composera de nombreuses histoires sacrées en latin et sera d'ailleurs le seul Français de cette période à s'être attaché au genre avec autant d'assiduité. Ses premières pièces dans ce domaine se ressentent du style de son aîné, tant dans les thèmes traités (Abraham, le jugement dernier, le jugement de Salomon) que dans l'écriture proprement dite. Mais on trouve d'autres influences romaines dans l'oeuvre de Charpentier, comme celle de Bonifazio Graziani ou de Francesco Foggia. Charpentier fut aussi manifestement impressionné par les grandes compositions polychorales que l'on pouvait alors entendre dans les églises romaines. Comme il fit pour le célèbre Jephté de Carissimi, il recopia avec application la Missa mirabiles elationes Maris sexdecimus vocibus de Francesco Beretta qu'il fit suivre de Remarques sur les Messes à 16 parties d’Italie dans lesquelles il se livre à une analyse critique, et il compose luimême, quelques années plus tard, une Messe à quatre choeurs, exemple unique en France.
 

À Rome, Charpentier rencontre aussi un de ses compatriotes, Charles Coypeau d'Assoucy qui dresse du compositeur un portrait peu flatteur, mais de toute évidence inspiré par le dépit d’être, quelques années plus tard, dédaigné par Molière. Un « original » qui « a les ventricules du cerveau bien endommagés », un « fol à plaindre » qui a « eu dans Rome besoin de [son] pain et de [sa] pitié », voici en quels termes il décrit son rival. On aurait besoin d'autres témoignages pour contrebalancer ces évidentes calomnies. Malheureusement, la discrétion de Charpentier durant toute sa vie n’en a guère suscités.
 

Après ces années passées en Italie, Charpentier revient à Paris à la fin des années 1660. Protégé par Marie de Lorraine, princesse de Joinville, duchesse de Joyeuse et duchesse de Guise, il s'installe dans son hôtel particulier de la rue du Chaume, actuelle rue des Archives. Il y demeure une vingtaine d'années.

Dernière descendante de la famille qui se fit entendre à certains moments de l'histoire, Mademoiselle de Guise était la petite‑fille d'Henri de Guise, surnommé « le Balafré », l'organisateur de la ligue et assassiné sur l'ordre du roi Henri III. Avec un tel passé, on peut comprendre que, même,des générations après, les relations de Marie de Lorraine avec la Cour n'étaient guère évidentes. Charpentier a‑t‑il pâti de ces ancestrales rivalités, en étant tenu à l'écart des grands postes si convoités de la Musique de Louis XIV? Comme ce dernier, Mlle de Guise adorait la musique et eut à coeur d'entretenir dans son hôtel un ensemble de musiciens et de chanteurs d'une telle qualité que, selon le Mercure galant, « celle de plusieurs grands souverains n'en approche pas ». Outre Charpentier qui chante (en voix de haute‑contre) et qui compose, on y trouve le flûtiste et théoricien Étienne Loulié, le chanteur (et futur graveur) Henri de Baussen, ainsi que Anne Jacquet (surnommée « Mlle Manon »), soeur aînée d'Élisabeth Jacquet de La Guerre. Durant toutes ces années, le compositeur est aussi au service d'Élisabeth d'Orléans (dite Madame de Guise), dernière fille de Gaston d'Orléans, qui avait épousé en 1667 le neveu de Marie de Lorraine, Louis‑Joseph de Guise. Pour ses deux protectrices et leur entourage, Charpentier compose aussi bien des oeuvres sacrées (Litanies de la Vierge à six voix et deux dessus de violes, Bonum est confiteri Domino, Coecilia Virgo et Martyr ... ) que profanes (Actéon, Les Arts florissants, La Couronne de fleurs, La Descente d'Orphée aux enfers...). Ces divertissements, par leur variété de ton et d'inspiration, représentent une part très personnelle du répertoire profane du compositeur où sont mis en scène des bergers, des allégories ou des personnages de la mythologie. Des oeuvres comme Actéon ou La Descente d'Orphée aux enfers sont même très proches de l'univers de l'opéra, non seulement en raison de leur thème, mais aussi par leur dimension dramatique et psychologique telle qu'on peut l'entendre dans la plainte d'Actéon et le choeur de lamentations qui suit, ou encore dans la mort d'Eurydice et le récit d'Orphée à l'entrée des Enfers. À la lisière du profane et du sacré, les Pastorales sur la naissance de Notre Seigneur Jésus Christ conjuguent l'émotion religieuse et l'ambiance naïve et galante du monde des bergers.

 

À la Cour

 

En 1672, Molière demande à Charpentier de remplacer Lully avec lequel il vient de se fâcher pour assurer la partie musicale de ses comédies‑ballets. Le 8 juillet, le théâtre du Palais royal reprend La Comtesse d’Escarbagnas et Le Mariage forcé avec une nouvelle musique de Charpentier. Le 30 août suit une reprise des Fâcheux dont la musique de Charpentier est perdue, tout comme celle de Psyché, tragédie­ballet qui sera remise à la scène en 1684. Le 10 février 1673, le musicien peut donner la pleine mesure de son talent dans une nouvelle pièce de Molière, Le Malade imaginaire. Malheureusement, le comédien meurt à la quatrième représentation, ce qui met fin à la collaboration des deux artistes. Par ailleurs, le compositeur est victime de lettres patentes émanant de Lully à l'encontre de la troupe de Molière ; il doit ainsi réviser la partition de son Malade imaginaire afin de se conformer aux restrictions du nombre de chanteurs et d'instrumentistes autorisé par le surintendant de la Musique du roi sur les scènes autres que celle de l’Académie royale. Charpentier continue cependant de travailler pour la Troupe du roi nommée à partir de 1682 Comédie française ; il compose la musique de pièces « à machines » (Circé, L’Inconnu) dont les auteurs sont Thomas Corneille et Jean Donneau de Visé. En 1682, pour la reprise d'Andromède de Pierre Corneille, il écrit une nouvelle musique de scène, la première ayant été effectuée en 1650 par d'Assoucy. Malgré les difficultés croissantes imposées par la toute‑puissance de Lully, Charpentier poursuit son activité à la Comédie française avec Les Fous divertissants (1680), La Pierre philosophale et Endimion (1681), Le Rendez‑vous des Tuileries, Angélique et Médor, Vénus et Adonis (1685) et une reprise du Malade imaginaire à Versailles en janvier 1686. Dans les comédies‑ballets écrites en collaboration avec Molière, Charpentier montre de grandes dispositions pour la musique de théâtre, aussi bien dans la composition des danses que des scènes comiques de caractère grotesque (« La la la bonjour| ! » du Mariage forcé) ou mêlant le parlé et le chanté (premier et troisième intermèdes du Malade imaginaire). Dans les pièces « à machines » comme Circé ou Andromède, oeuvres de pur divertissement, la musique qui s'insère entre ou à l'intérieur des actes récités ne forme qu'un « ornement », alors que la première place revient aux décors et aux machineries extraordinaires qui faisaient le succès de ces oeuvres.
 

Bien que Charpentier n’ait jamais eu dé poste officiel à la Cour, il fut cependant sollicité, à diverses occasions, à prendre part au cérémonial royal. Au début des années 1680, il est chargé d'écrire la musique pour les offices religieux du Dauphin. Rendant visite à son fils, Louis XIV a le loisir d'apprécier les compositions de Charpentier, comme en ce jour d’avril 1681 où, arrivant à Saint-­Cloud, il « congédia toute sa Musique, et voulut entendre celle de Monseigneur le Dauphin jusqu'à son retour à Saint‑Germain. Elle a tous les jours chanté à la messe des motets de Mr Charpentier, et Sa Majesté n'en a point voulu entendre d'autres, quoiqu'on lui en eût proposé ». Les oeuvres composées pour le Dauphin sont essentiellement des petits motets sur des textes de psaumes pour deux voix féminines et une basse, accompagnées parfois par des flûtes, chantées et jouées par des musiciens du roi, les soeurs et frères Pièche.
 

En avril 1683, Charpentier, ambitionnant une reconnaissance à sa mesure, se présente avec trente‑cinq autres musiciens, au concours du recrutement des sous‑maîtres de musique pour la Chapelle Royale. Malheureusement, la maladie l’empêche d’aIler jusqu'au bout des épreuves. Quelques mois après le concours, la reine de France Marie­Thérèse meurt. Pour célébrer sa mémoire, Charpentier écrit trois superbes pièces : une sorte de grande histoire sacrée In obitum augustissimae nec non piissimae Gallorum reginae lamentum suivie d'un De profundis, et le petit motet Luctus de morte augustissimaoe Mariae Theresiae reginae Galliae. Charpentier est encore musicalement présent auprès de la famille royale pour fêter la guérison de la fistule de Louis XIV En février 1687, il reçoit une commande de l’Académie de peinture et de sculpture pour faire jouer dans l'église des Prêtres de l'oratoire de la rue Saint‑Honoré un Te Deum et un Exaudiat « à deux choeurs de musique » de sa composition afin de « rendre grâces à Dieu du rétablissement de la santé du roi ».

 

Musique pour les couvents

 
Pendant ces années 1680, des couvents de religieuses comme Port‑Royal de Paris et l’Abbaye‑aux Bois demandent des pièces à Charpentier. Pour le premier, ce sont une Messe et des motets (Pange lingua, Magnificat, Dixit Dominus, Laudate Dominum), pour le second des Leçons de Ténèbres accompagnées de Répons. Au XVIle siècle, l'office des ténèbres constituait un des temps forts de la liturgie. Il se déroulait durant la Semaine Sainte. Les leçons, à raison de trois par jour, prenaient place au premier nocturne des matines. Le texte est puisé dans les Lamentations de Jérémie où le prophète pleure la ruine de Jérusalem. Comme dans beaucoup d'autres genres, Charpentier est le seul compositeur français de son époque à avoir laissé
un aussi grand nombre de leçons de ténèbres. Dans ses premières leçons de une à trois voix, Charpentier développe un style spécifiquement français hérité de l'air de cour, très ornementé, tout en restant fidèle au « tonus lamentationum » grégorien et en y joignant la richesse de son harmonie. Les leçons plus tardives abandonnent ce type, d'écriture pour celle du petit motet concertant avec instruments.

 

À la mort de Mlle de Guise en 1688, Charpentier est employé par les Jésuites dans deux de leurs établissements parisiens. Il devient maître de musique du collège Louis‑le‑Grand, rue Saint­Jacques, puis de l'église Saint‑Louis, rue Saint‑Antoine. Dans son Catalogue des livres de musique, Brossard explique le choix des Jésuites, Charpentier ayant « toujours passé au goût de tous les vrais connaisseurs pour le plus profond et le plus savant des musiciens modernes. C'est sans doute ce qui fit que les Révérends Pères Jésuites de la rue Saint‑Antoine le prirent pour le maître de la Musique de leur église, poste alors des plus brillants ». Pendant dix ans, Charpentier compose un nombre important de pièces qui reflètent l'extrême diversité des cérémonies jésuites : psaumes, Magnificat, hymnes et antiennes pour les vêpres, messes, leçons de ténèbres, motets pour la Vierge, pour les saints, pour le Saint‑Sacrement...
 

Dès l'installation des Jésuites en France au milieu du XVIe siècle et la fondation des premiers collèges, les représentations théâtrales scolaires s'étaient rapidement intégrées dans le programme d'éducation. Il s'agissait de pièces en latin, sur un sujet pieux. Très vite, des intermèdes dansés ou chantés en français s'insérèrent à l'intérieur des tragédies. En effet, devant le succès remporté par l'opéra lullyste, le théâtre jésuite se devait d'être aussi présent dans ce domaine. Ainsi, les intermèdes musicaux prirent de plus en plus d'ampleur, si bien qu'ils constituèrent de véritables tragédies en musique. L’exemple le plus achevé de cette évolution est le David et Jonathas du Père François Bretonneau et de Charpentier, représenté le 28 février 1688, conjointement avec la tragédie latine récitée, sur le même sujet, intitulée Saül. Un an auparavant, très exactement le 10 février 1687, Charpentier avait présenté une autre pièce, Celse Martyr, dont la musique est perdue. Heureusement, David et Jonathas nous est parvenu grâce à une copie du bibliothécaire du roi, Philidor l'aîné. Comme la tragédie lyrique, David et Jonathas comprend un prologue et cinq actes. Les proportions de l'oeuvre autorisèrent les contemporains à la considérer comme un véritable « opéra », que l'on peut même percevoir comme un défi au monopole de l’Académie royale, tout en s'éloignant du modèle officiel joué à la Cour, par l'originalité de sa conception et de son langage: absence presque totale de récitatifs, pas de grands effets de machines, concentration de l'intérêt dramatique autour des personnages (importance des monologues) et de leur psychologie particulièrement mise en valeur par l'expressivité et la finesse de la composition musicale. David et Jonathas est une oeuvre unique en son genre, chef­d'oeuvre du génial Charpentier et témoignage précieux de l'art dramatique musical jésuite dont il reste si peu de traces.
 

Vers 1692‑1693, Charpentier donne des leçons de composition à Philippe de Chartres, bientôt duc d'Orléans, puis Régent à la mort de Louis XIV Pour parfaire son enseignement, le musicien lui offre un petit traité manuscrit intitulé Règles de composition où sont notamment répertoriés les caractères des modes : do majeur « Dur et guerrier », do mineur « Obscur et triste », ré majeur « joyeux et très guerrier », ré mineur « Grave et dévot », etc. Le 4 décembre 1693, alors qu'il a cinquante ans, Charpentier fait représenter à l'Académie royale de musique Médée, son unique tragédie lyrique, sur un livret de Thomas Corneille. Si David et Jonathas se distançait du modèle de la tragédie lyrique, Médée se conforme au moule lullyste : prologue à la gloire du roi, large place faite au récitatif, divertissements obligés comme la scène des Enfers de l'acte III... Mais Charpentier ne put s'empêcher de recourir à son écriture personnelle avec une veine mélodique remarquable, un orchestre coloré et une harmonie recherchée qui porte le drame à des sommets d'une rare beauté (grand air de Médée de l'acte III, mort de Créuse), ce à quoi le public n'était pas accoutumé. Aussi l'oeuvre tomba‑t‑elle sous le coup des « cabales des enviieux et des ignorants » au bout de quelques représentations. Si Le Cerf de La Viéville qualifia Médée de « méchant opéra », Brossard défendit l'ouvrage, affirmant que « c'est celui de tous les opéras sans exception dans lequel on peut apprendre plus de choses essentielles à la bonne composition ».
 

Le 28 juin 1698, Charpentier est nommé maître de musique des enfants de la Sainte‑Chapelle où il reste jusqu'à sa mort survenue le 24 février 1704. Cette dernière période est aussi celle des chefs‑d'oeuvre avec la messe Assumpta est Maria, l'histoire sacrée Judicium Salomonis et le Motet pour l'offertoire de la Messe Rouge destiné à célébrer la rentrée annuelle du Parlement.

 

Une oeuvre monumentale

 

Très vite après sa mort, Charpentier sombre dans un oubli quasi total. Les raisons d'un tel silence semblent venir tout autant de l'homme dont l'existence modeste se déroula en marge de la puissante Cour, que du créateur. En effet, l'oeuvre de Charpentier ne suit pas toujours les canons de l'esthétique française de l'époque et ne connut pas l'audience qu'elle méritait, ainsi que le compositeur s'en plaint dans son épitaphe. Très peu de partitions (Médée, airs sérieux et à boire) furent publiées de son vivant. L’essentiel de son oeuvre est conservé en manuscrits autographes appelés Mélanges qui constituent une collection unique en France pour cette époque. Ces manuscrits nous renseignent d’abord sur la manière dont Charpentier considérait son oeuvre. Tout au long de sa carrière, il prit un soin méticuleux à recopier ses compositions dans de grands cahiers qu'il divisa en deux séries numérotes, l'une en chiffres arabes (de 1 à 75), l'autre en chiffres romains (de I à LXXIV). Certains manuscrits échappent à cette classification et d'autres, en revanche sont perdus (environ un quart de l'oeuvre). À la mort de Charpentier, ce précieux legs se trouve entre les mains de ses deux neveux, Jacques Édouard et Jacques-François Mathas. Le premier est libraire et édite en 1709 un recueil de petits motets qu'il dédie au duc d'Orléans, mais ne poursuivra pas l'entreprise, apparemment faute de succès. En 1727 il s'enquiert donc de vendre l'ensemble des manuscrits à la Bibliothèque royale pour la somme modique de 300 livres.
 

Charpentier a abordé tous les genres de son époque, tant profanes que sacrés. Il fut précurseur dans le domaine de la sonate et de la cantate avec plusieurs pièces en italien (Serenata a tre voci e simphonia) et en français (Orphée descendant aux enfers). Il a encore écrit trente‑cinq airs sérieux et à boire allant du registre galant (Auprès du feu l'on fait l'amour) à la chanson bouffonne (Beaux petits yeux d'écarlate), en passant par des pièces plus dramatiques (Tristes déserts, Stances du Cid). Mais l'aspect le plus important de l'oeuvre de Charpentier appartient au domaine religieux. Ici encore la diversité est immense: messes, motets, histoires sacrées. Charpentier est le seul compositeur français qui se soit autant intéressé au genre de la messe à une époque où celui‑ci était plutôt délaissé, sinon dans le style ancien, sans instruments ou en plain‑chant. Sa production (onze messes vocales et une messe instrumentale) demeure, à tous égards, exceptionnelle. La variété apportée par les effectifs, la destination liturgique et l'écriture ne l'est pas moins : style concertant (Messe à 8 voix et 8 violons et flûtes, Messe à 4 voix, 4 violons, 2 flûtes et 2 hautbois pour Mr Mauroy, Assumpta est Maria, Missa sex vocibus cum simphonia), polychoralité (Messe à quatre choeurs), messes pour les défunts (Messe pour les trépassés, Messe des morts à 4 voix, Messe des morts à 4 voix et symphonie), monodie et faux‑bourdon (Messe pour le Port Royal), technique de la parodie (Messe de minuit).
 

L’apport de Charpentier dans le cadre du motet est considérable. Du couvent à l'église, le compositeur a contribué aux nombreuses cérémonies religieuses de son temps, des plus intimes aux plus festives. On compte 83 psaumes, 48 motets pour l'élévation, 31 leçons de ténèbres, 42 antiennes, etc. Les psaumes se répartissent en trois groupes : ceux composés dans le style du grand motet, avec choeur et orchestre, ceux avec choeur et seulement la basse continue, et ceux pour solistes, de plus petites dimensions. Charpentier a traité sept fois le De profundis, six fois le Dixit Dominus et le Laudate Dominum omnes gentes, cinq fois le Beatus vir qui timet Dominus, etc. Les motets pour l'élévation ou le Saint Sacrement étaient chantés au cours de la messe ou lors des saluts. La voyelle « 0 » sur laquelle s'ouvre la plupart de ces motets est traitée par Charpentier d'une manière toujours très expressive (dissonances, accords entre­coupés de silences). Parmi les antiennes, celles pour la Vierge sont les plus nombreuses. Le texte du Salve Regina a suscité cinq versions dont une à trois choeurs d'une grande beauté, contenant des audaces harmoniques inouïes. Charpentier composa maints autres motets en l'honneur de la Vierge : parmi les dix Magnificat, celui « à trois voix sur la même basse avec symphonie » est le plus surprenant avec son tétracorde descendant répété quatre­ vingt neuf fois.

Les histoires sacrées sont les oeuvres où l'influence italienne se fait le plus sentir. Au nombre de trente‑cinq, ces pièces en latin se divisent, selon H. W Hitchcock, en trois groupes : « historia », « canticum » et « dialogus ». Les « historiae » comme Judith, Caecilia virgo et martyr ou Mors Saulis et Jonathae sont les plus développées, utilisant le choeur, et pour la plupart d'entre elles, l'orchestre. L’histoire est narrée par un « Historicus » pouvant être un soliste, un petit ensemble de voix ou le choeur. Les « cantica » (Canticum in nativitatein Domini, Pour la fête de l'Epiphanie ... ) sont de proportions plus réduites et font appel à un effectif généralement composé de trois chanteurs et deux instruments concertants, L’action y tient un rôle restreint. Les « dialogi », comme l'indique le titre, reposent sur le principe du dialogue entre deux personnages, ou deux groupes de personnages (In circumcisione Domini/Dialogus inter angelum et pastores, Dialogus inter Magdalenam et Jesum ... ). Les histoires sacrées de Charpentier constituent une oeuvre dramatique et rel­gieuse sans précédent qui restera aussi sans postérité.

Charpentier composa peu d'oeuvres instrumentales, mais certaines relèvent d'une grande originalité. Ainsi, la Messe pour plusieurs instruments au lieu des » orgues dans laquelle les instruments (flûtes, hautbois, cromorne) sont choisis en raison de leur propriété à reproduire les divers registres de l’orgue français de l'époque. Outre sa sonate, ses ouvertures, ses symphonies et ses offertes pour l’église, ses Noëls sur les instruments témoignent encore de l'intérêt de ce répertoire instrumental.
 

Dans tous les genres que Charpentier a abordés, celui‑ci montre une égale maîtrise dans l'art de la composition. il sait se montrer profond et grave dans sa musique religieuse, émouvant ou léger dans sa musique de scène. Il est tout aussi à son aise dans les petites que dans les grandes formes. Son écriture chorale contrapuntique est admirable et il excelle dans la disposition en double choeur, voire en triple ou en quadruple choeur La musique de Charpentier tire essentiellement sa substance et sa singularité du mélange qu'il opéra entre les styles italien et français. Il emprunta à l'Italie de nombreux traits de son écriture tels que la souplesse de la mélodie, l'usage dramatique du silence et de la modulation, le goût du chromatisme et des dissonances. Critiqué pour l’aspect italianisant de sa musique, notamment par Le Cerf de La Viéville qui trouve ces oeuvres « pitoyables » ou son style « dur, sec et guindé à l'excès », l'art de Charpentier trouve quelques fidèles défenseurs comme Sébastien de Brossard qui sut en reconnaître la beauté (la « bonté ») : « C’est de ce commerce qu'il eut avec l’ltalie dans sa jeunesse que quelques Français trop puristes ou, pour mieux dire, jaloux de la bonté de sa musique ont pris fort mal à propos l'occasion de lui reprocher son goût italien ; car on peut dire sans le flatter qu'il n'en a pris que le bon, ses ouvrages le témoignent assez ». Comme s'exprimait avec lucidité Charpentier: « bon parmi les bons et ignare parmi les ignares»!

 

   

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