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Analyste: Philippe Venturini ÉCOUTE EN AVEUGLE
Le « Te Deum » de Marc-Antoine Charpentier
LE « TE DEUM » DE CHARPENTIER EST DEVENU CÉLÈBRE EN 1953 QUAND LEUROVISION TOUT JUSTE CRÉÉE EN A CHOISI LES PREMIÈRES MESURES COMME INDICATIF. LES INTERPRÈTES DOIVENT GARDER À L’ESPRIT QUE CETTE MUSIOLUE D’APPARAT EST AUSSI UN HYMNE D'HUMILITÉ DEVANT DIEU.
Rétablissons la chronologie: Marc‑Antoine Charpentier doit plus à Louis Martini (1912‑2000) qu'à l'Union européenne de radio‑télévision (Eurovision). Cet organisme, né en 1953, adopta comme indicatif les huit mesures du rondeau d'ouverture du Te Deum interprété par Martini, rendant cette musique célèbre. Mais le chef redécouvre en fait le répertoire baroque français dès les années 40. Avec les Concerts Pasdeloup et la chorale des jeunesses musicales de France, il enregistre le De Profundis de Delalande en 1947 et fait entendre en concert le Te Deum de Charpentier deux ans plus tard. Une première gravure suit en 1953 (Erato) avec les mêmes ensembles, puis une seconde, stéréophonique, avec l'Orchestre Jean-François Paillard et Maurice André à la trompette dix ans plus tard pour le même éditeur. Entre-temps, Martini aura confié au disque une vingtaine d'oeuvres de Charpentier, dont la magnifique Missa « Assumpta est Maria » ( 1953, Pathé) ou la cantate Orphée descendant aux Enfers (1957, idem).
Toutefois, s'il reste historiquement attaché à l'oeuvre, Louis Martini ne peut s'écouter qu’à titre documentaire à cause d'un chieur trop approximatif, de solistes inégaux et d'un geste souvent grandiloquent.
Pendant un quart de siècle, cette musique reste la spécialité du label français Erato, qui en commande une troisième version à Michel Corboz en 1977. À la tête des forces de la Fondation Gulbenkian de Lisbonne, le chef suisse reste partagé entre le brio d'une trompette solo et la tendre contemplation, installé dans un legato omniprésent et des tempos retenus (vingt‑huit minutes contre vingt‑deux en moyenne!). Mais cette interprétation sombre souvent dans un amateurisme rédhibitoire (les chanteurs solistes, Philippe Huttenlocher excepté).
Si l'affiche qu'EMI propose à Philip Ledger en 1978 (Felicity Lott, Eiddwen Harrhy, Charles Brett, Ian Partridge, Stephen Roberts, Academy of St. Martin-in‑the‑Fields, King's College Chorus) est prometteuse, le disque déçoit. Les solistes manifestement peu familiers de ce répertoire ne se présentent pas sous leur meilleur jour et ânonnent plus souvent qu’ils ne chantent. Philip Ledger évalue justement les contrastes dramatiques et dynamiques mais il oublie d'animer et de guider son équipe. Le meilleur vient des choeurs, masculins (garçons pour les sopranos et altos), d'une parfaite justesse.
Le même éditeur tentera la même opération avec le même orchestre britannique, confié cette fois à Neville Marriner (EMI, 1990). Le style demeuré aussi sirupeux (longs traits d'archet) et l'expression aussi neutre. Le choeur et les solistes ‑ quelques noms, tels Ann Murray, John Aller ‑ peinent dans un répertoire qu'ils paraissent découvrir (inénarrables beuglements de Kurt Moll et minauderies de Dawn Upshaw). On oubliera Paul Kuentz et son ensemble (Verany, 1994), improbables, et Myung Whun Chung (Deutsche Grammophon, 2000), basé à Rome avec l'Accademia nazionale di Santa Cecilia le temps d'une anthologie de Te Deum (Mozart,
Verdi, Pärt) destinée au « CD officiel de la Cité du Vatican pour l'Année sainte 2000 ». Malgré un désir louable d'éclairer les lignes, le gouvernail paraît manquer : les épisodes pour solistes et basse continue partent à vau‑l'eau, le choeur et l'orchestre additionnent les approximations.
Opter pour des instruments et un style d'époque permet certes d'alléger la texture et d'affiner l'architecture, mais cela ne saurait garantir la réussite. En 1979, Jean‑Claude Malgoire (CBS) fait comme souvent oeuvre de pionnier et adopte, comme Ledger, un choeur exclusivement masculin. Mais son travail reste expérimental, irrémédiablement disqualifié par une justesse et une mise en place très aléatoires ainsi qu'une singulière absence de ligne directrice.
Il faudra attendre 1983 pour que le chef belge Louis Devos signe la première reconstitution « baroque » intéressante (Gents Madrigaalkoor, Cantabile Gent, Musica Polyphonica) et... la quatrième pour Erato. La conduite légère du chef belge résulte d'une volonté permanente d'articuler les phrasés, de soigner la prosodie et d'aérer la polyphonie. Mais il faut s'accommoder de solistes parfois en difficulté et d'une basse à bout de souffle.
En 1995, Ivor Bolton propose une solution britannique avec un style impeccable (latin gallican) et un effectif léger (dix‑huit choristes, vingt‑deux musiciens). Mais les hommes s'égosillent parfois à partir du fa‑sol (« Te per orbem terrarum ») et l'ensemble manque de cohésion.
William Christie (Harmonia Mundi, 1988) continue donc à régner sans partage jusqu'à la quasi‑fin du XXe siècle. Lui seul semble avoir trouvé le ton et le geste idoines, à la fois magistraux et raffinés, amples et aériens. Cet enregistrement demeure beaucoup plus recommandable qu’un second essai capté en concert à la Cité de la musique (Virgin, 2004), hétérogène et velléitaire. Ainsi, tous les enregistrements sur instruments anciens postérieurs à la version fondatrice de Christie figurent dans notre écoute comparée.
LES SIX VERSIONS
L'Irlandais Kevin Mallon et son Aradia Ensemble de Toronto (Naxos, 2003) laissent une impression fugace. Ils commencent pourtant par un solo tonitruant de timbales, « caricatural » (BD), avec lequel contraste un rondeau maniéré, « dirigé du bout des doigts » (JR). Sur la Iongueur, cette lecture ne peut masquer l'insuffisance de certains chanteurs (« Te devicto »), une conduite lâche et indécise, comme hésitant entre plusieurs directions. En conséquence, le geste global reste décoratif, insuffisamment impliqué dans la défense du texte.
Un commentaire similaire pourrait s'adresser à Hervé Niquet et à son Concert spirituel (Glossa, 2000), pourtant signataires d'une anthologie réussie de pièces sacrées de Charpentier (Naxos). Le rondeau, par son tempo allant et ses phrasés ailés, révèle « un refus de la grandiloquence » (BD)*et une « conception chorégraphique « (PV) qui finissent par « survoler» la musique et «faire oublier le sens du texte ». Un plateau vocal en modèle réduit préserve la musique de l'amidon du cérémonial et fait danser les rythmes. Mais la destination première du Te Deum finît par disparaître sous les rubans.
Puissant élan
Moins médiatisée, la vision de Martin Gester (Opus, 111, 2000) ne démérite pourtant pas, loin s'en faut. Elle s'ouvre gaiement par un prélude « pastoral » (BD) qui, malgré une « bonne scansion de la mesure » (PV), une allure «plus fière» (IR) que celui d'Hervé Niquet, ne s'appesantit pas et n’alourdit jamais le pas. L'écoute prolongée confirme ce refus de l'ostentation et de la grandiloquence, une «conception plus madrigalesque que symphonique » (BD) qui parfois peut passer pour de l'« indifférence » (IR) ou un « manque de profondeur et d'élan » (BD). Cet enregistrement se distingue néanmoins par une « attention évidente apportée au texte» (IR), une « belle animation chorale » (PV) et « un galbe mélodique réussi » (BD). Il propose un projet original et parfaitement défendu par les artistes.
Marc Minkowski et ses Musiciens du Louvre (Archiv Produktion, 1997) choisissent en revanche une voie diamétralement opposée. La puissante inspiration du chef entendue avant que ne retentissent timbales et trompettes exprime son envie d'imposer « un puissant élan, une pulsation forte » (PV), un « caractère martia, une battue bien marquée» (BD et IR) et de l'éclat malgré un diapason bas (392 Hz). Si ce geste fait souvent entrer « le plein air » (IR) des cuivres dans la salle de concert, au risque de passer pour... « extérieur » (IR) ou trop « didactique », il réussit également de beaux « moments de théâtre » (PV) grâce à des chanteurs convaincus et une « basse continue très active » (PV). Malheureusement, la prise de son reste « dure » (BD) et « compacte » (PV) et ne rend sans doute pas justice à une conception en « technicolor » (IR).
Lumière de vitrail
Bien accueillie dans la presse à sa parution, la contribution de Jean Tubéry (Ricercar, 2004) à la discographie du Te Deum n'apparaîtrait peut‑être pas spontanément favorite. Elle arrive pourtant en tête de notre écoute comparative grâce à un heureux mariage de « lyrisme » (PV), de « couleurs resplendissantes», de «chant juste», d'« éclat» (BD) qui n'exclut jamais l'« humilité du fidèle» (IR). Malgré une acoustique d'église généreuse et réverbérée, la polyphonie conserve sa lisibilité et, le continuo (très actif, avec clavecin) se suit sans effort. Sans parvenir à la perfection (le haute‑contre s'égosille parfois), cette interprétation sans vedette mais confiée à des chanteurs rompus au style baroque (Claire Lefiliâtre, François‑Nicolas Geslot, Bruno Boterf, Jean‑Claude Sarragosse), au vaillant Choeur de chambre de Namur et à l'ensemble belge Les Agréments, vaut par son enthousiasme collectif et sa direction d'une rare élégance. Plus enclin à l'« élévation spirituelle » (BD) et à la « lumière du vitrail» (PV) qu'au faste de la cérémonie, Jean Tubéry ne verse pourtant jamais dans l'abstraction. Au terme de cette écoute, son enregistrement s'affirme au contraire comme un des plus «foisonnants » et des plus « colorés » (IR) qui soient.
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