François Couperin
Les Apothéoses
On voit trop facilement en Couperin le musicien tendre et gracieux, un
rien mélancolique, dont la palette aux tons doux est la même qui sert au
pinceau de Watteau. Il existe un autre Couperin, qui manie l’humour et dont
la griffe est agile. Et un troisième encore, qui fut un musicien engagé dans
tous les combats esthétiques de son temps, et à l’avant-garde. De grands
combats, comme celui qui réunit les amoureux de l’Italie, et qui lui fit
écrire, à vingt-deux ans ou vingt-quatre ans, les premières sonates
qui virent le jour en France. Ou des escarmouches, comme celle qui opposa
les maîtres jurés de la confrérie des ménestriers aux musiciens du roi. Dans
tous les cas on le vit prendre parti avec fougue et activité – mais aussi
traduire en musique, avec compétence et avec cet humour léger qui le
caractérise, ses positions.
Le combat des Muses – celui de la Muse italienne et de la Muse française
– avait agité tout le XVIIème siècle, dont l’histoire est un vaste champ de
manœuvre où évoluent des troupes d’Italiens conduits par Rossi ou Cavalli
sous la bannière de Mazarin, repoussés par les amateurs de ballets de Cour,
avec replis tactiques des compositeurs d’airs de cour, contremarches des
virtuosi, jusqu’à la victoire finale du transfuge Lulli, traître aux
siens, qui se saisira de la bannière française après avoir changé en « y »
la marque italienne de son nom. Ne prenons pas à la légère ce combat
d’esthétique : ce fut une chose sérieuse et la destinée même de l’art
français s’y joua bien souvent. Lorsque naît Couperin, une trêve forcée a
réussi à faire repasser pour toujours les envahisseurs au-delà des Alpes.
Lully a ses inconditionnels, ses fanatiques. Mais secrètement, l’Italie arme
les siens, et les premières années du XVIIIème siècle ne se passeront pas
sans que les nationaux et les amateurs des beautés d’Italie n’en soient
venus aux mains de nouveau.
C’est sur cet arrière-fond que s’inscrit l’œuvre de François Couperin.
L’attraction de la musique italienne s’exerce d’abord sur lui. C’est en son
nom qu’il s’engage dans la musique, avec une fougue de jeune homme. Amoureux
fou de Corelli, c’est sous un pseudonyme italien qu’il fait jouer sa
première sonate – qui est aussi la première qui ait été composée en France.
Aux yeux de ses contemporains, il est, comme dit avec mépris Lecerf de la
Viéville, lulliste fanatique, « le Serviteur passionné de l’Italien ».
Couperin ne reniera jamais cette veine en lui. Mais sa grandeur sera, l’âge
venant, de tenter cette synthèse qu’il appellera lui-même « les gouts
réunis ». Non pas une neutralité inconsistante, mais un engagement
bilatéral, destiné à additionner les qualités propres aux deux musiques. À
la richesse plus grande et à la générosité mélodique que l’Italie lui a
enseignées, il joint plus de mesure, un sens plus délicat de la fragilité
des formes, et du goût pour la danse qui caractérise la sensibilité musicale
française. Mais il n’est pas suffisant qu’il opère cette synthèse. Couperin
tient au pays de Descartes par la lucidité et la claire conscience de ce
qu’il fait et de ce qu’il veut faire : et c’est en cela que son œuvre est
« engagée ». Il fait ce qu’il veut, mais il dit pourquoi. Il n’est pas
suffisant non plus qu’il le dise : il le proclame, mais avec le sourire, un
clin d’œil qui établit un rien de distance.
L’Apothéose de Corelli (1724) et L’Apothéose de
Lully (1725) sont deux déclarations d’intentions, deux
proclamations de foi, deux messages de reconnaissance – et deux
affirmations, fermes et ambiguës à la fois, de Couperin par lui-même, au
travers de deux grands ancêtres auxquels il rend hommage. « Le gout
Italien et le gout François ont partagé depuis longtems (en France) la
République de la Musique ; à mon égard, j’ay toujours estimé les choses qui
le meritoient, sans acceptation d’Auteurs, ny de Nations; et les premiéres
sonades Italiénes qui parurent en France il y a plus de trente années, et
qui m’encouragerent à en composer ensuite, ne firent aucun tort dans mon
esprit, ny aux ouvrages de Monsieur de Lulli, ny à ceux de mes ancêtres, qui
seront toûjours plus admirables qu’imitables. Ainsi, par un droit que me
donne ma neutralité, Je vogue toûjours sous les heureux auspices qui m’ont
guidé jusqu’à présent. »
LE PARNASSE OU L’APOTHÉOSE DE CORELLI fait partie des
Goûts réunis.
C’est une sonate à l’Italienne, la plus ample et la plus forte que
Couperin ait écrite. Ce n’est pas un pastiche, mais une œuvre sérieuse et
grave, constamment belle, harmonieuse et généreuse : c’est en ce sens, plus
encore que par la proximité du style, qu’elle est un hommage à Corelli.
Chaque mouvement est pourvu d’un titre, mais il ne s’agit pas d’un argument
ni d’un commentaire. C’est un peu d’esprit superposé à la musique, qui reste
« pure ».
Corelli au piéd du Parnasse prie les Muses de le recevoir parmi elles
(gravement).
Puissante basse mélodique à la Corelli, longue phrase d’un seul souffle,
harmonies esquivées, feintes, rencontres sensuelles et délicieuses.
Corelli, charmé de la bonne réception qu’on lui fait au Parnasse, en
marque sa joye. Il continue avec ceux qui l’accompagnent (gayement).
Beau fugato, longuement développé.
Corelli buvant à la Source d’Hypocrêne, sa Troupe continue
(modérément).
Mouvement limpide – le seul qu’on pourrait qualifier de descriptif –
longues tenues, suaves dissonances évoquant la source sacrée que jadis
Pégase fit jaillir d’un coup de sabot.
Enthouziasme de Corelli causé par les eaux d’Hypocréne (vivement).
Petit mouvement presque concertant, avec des envolées et un frémissement
de cordes qui rappellent la réputation qu’avait Corelli de jouer « comme un
possédé ».
Corelli, aprés son Enthouziasme, s’endort ; et sa Troupe joue le
Sommeil suivant (tres doux). « Sommeil » comme on en trouve dans tous
les opéras italiens, mais aussi dans les Sinfonie da chiesa, avec
un admirable raffinement harmonique.
Les Muses reveillent Corelli et le placent auprés d’Apollon
(vivement).
C’est une tromba, mais écrite en triolets de triples croches, du
plus joyeux effet.
Remerciement de Corelli (gayement).
Un des plus beaux mouvements fugués de Couperin sur un beau thème italien
de carrure, déjà presque plus vivaldien que corellien.
CONCERT INSTRUMENTAL SOUS LE TITRE D’APOTHEOSE COMPOSÉ À LA
MÉMOIRE IMMORTELLE DE L’INCOMPARABLE MONSIEUR DE LULLY.
Le titre est ronflant, emphatique ; mais déjà c’est l’humour de Couperin
que l’on y décèle : il semble s’adresser aux dévots du Surintendant avec
leur propre jargon hagiographique… Il faut voir l’humour à chaque mesure de
cette œuvre nouvelle, mêlé au sérieux : c’est ce qui la distingue d’abord de
L’Apothéose de Corelli. Celle-ci était une sonate pourvue de
titres ; ici, c’est une véritable musique à programme, dont le sel nous
échappe si nous n’en connaissons pas le propos.
Lully aux Champs Elysés, concertant avec les Ombres liriques.
(gravement).
Grande ritournelle d’opéra, au langage simple comme celui de Lully. Aux
Champs Elysées, c’est visiblement lui qui dirige. Il a trouvé le moyen
d’être Surintendant là-bas aussi, et de s’assurer un monopole…
Air pour les mêmes (gracieusement).
C’est une sorte d’Entrée de Ballet au rythme dansant.
Vol de Mercure aux Champs Elysés pour avertir qu’Apollon y va
descendre (tres viste). Allusion directe aux scènes d’opéra où les
dieux sont précédés par des messagers.
Descente d’Apollon qui vient offrir son violon à Lulli et sa place au
Parnasse (noblement).
Grande pièce d’orchestre, traditionnelle à l’opéra, pour célébrer la
majesté de l’évènement, et pour couvrir le bruit des machines…
Rumeur souteraine, causée par les Auteurs contemporains de Lulli (viste).
Couperin commence à s’amuser. Les jaloux de Lulli, ce sont les Italiens
et les italianisants qu’il a anéantis et qui remâchent leur vengeance. D’où
le style, différent de celui du début : et qui vient droit d’outre-monts.
Plaintes des mêmes : pour des Violons tres adoucis (dolemment).
Ceux-là se plaignent en français ?
Enlévement de Lulli au Parnasse (tres legérement).
Petit embryon de style d’imitation, quelques syncopes à l’italienne…
Accueil entre Doux et Agard fait à Lulli par Corelli et par les Muses
italiénes (largo).
Sur une basse en mouvement à la Corelli.
Remerciment de Lulli à Apollon (gracieusement).
Air totalement français d’allure et de démarche, ornementé abondamment.
Apollon persuade Lulli et Corelli que la réunion des Gouts François
et Italien doit faire la perfection de la Musique. Essai en forme
d’Ouverture.
Corelli admirait tant l’Ouverture d’Armide qu’il l’avait fait
encadrer : rien d’étonnant donc qu’Apollon-Couperin salue la réconciliation
des deux styles rivaux par une ouverture à la française… passablement
italianisée !
Air léger pour deux violons, Lulli jouant le Sujet, et Corelli
l’accompagnant. Second air. Corelli‚ jouant le Sujet à son tour, que Lulli
accompagne.
Couperin s’amuse franchement : petit duo en forme de pastiche double, où
chacun des deux styles apparaît tour à tour. C’est le plus joli « à la
manière de … » de la musique.
La Paix du Parnasse, faite aux Conditions, sur la Remontrance des
Muses françoises, que, lorsqu’on y parleroit leur langue, on diroit
dorénavant Sonade, Cantade, ainsi qu’on prononce Ballade, Sérénade, &c.
Sonade en Trio.
Ce sont les « Gouts réunis » : les muses françaises jouent le premier
violon, les muses italiennes, le second. La fusion des genres est parfaite,
et la synthèse idéale.
Triomphe d’Apollon… et de Couperin !
PHILIPPE BEAUSSANT
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