Nous sommes à l’aube du XXIe siècle, donc ce sont bien plus de sept siècles
qui nous séparent de l’époque où ces musiques fascinantes furent créées et
jouées. Toujours envoûtantes dans leur mystérieuse et vitale beauté, elles
sont aussi parmi les musiques instrumentales du Moyen Age les plus
anciennes, conservées grâce à une source écrite d’époque. Aujourd’hui, elles
nous surprennent et nous touchent pleinement, grâce à leur pulsation
rythmique et à leur magie poétique qui, malgré les sept cents ans d’amnésie
qui les séparent de nous, sont restées étonnamment perceptibles et
captivantes. Le grand siècle de Saint-Louis touche à sa fin, c’est alors
Philippe IV dit « le Bel » qui est le roi de France (1285-1314) ;
effectivement c’est le type même d’écriture et de notation qui nous confirme
que c’est probablement vers la fin de ce XIIIe siècle, ou tout ou plus vers
1310, que la main d’un musicien anonyme a décidé de copier dans ce beau «
Manuscrit du Roi » (mss. français 844 de la BN appelé aussi « Chansonnier du
Roi »), ces ESTAMPIES ET DANSES ROYALES, que nous avons restaurées et
ré-interprétées intégralement avec les instruments d’époque à l’occasion de
ce nouvel enregistrement.
Malgré l’importance et la rareté de cette source, il faut attendre jusqu’en
1907 pour que se réalise la découverte moderne de ces ESTAMPIES ET DANSES
ROYALES, avec la publication, par le musicologue français Pierre Aubry, de
son intéressante étude musicologique, qu’il sous-titrait « Les plus anciens
textes de musique instrumentale au Moyen Age », incluant le fac-simile et la
transcription de l’intégralité de ces oeuvres. Depuis lors, ces musiques ont
été interprétées et jouées en de nombreuses occasions, en concerts et en
enregistrements, où par des groupes plus ou moins spécialisés dans le
répertoire médiéval, mais la plupart du temps, en pièces isolées et
mélangées avec différentes musiques vocales de l’époque.
Notre choix
d’une édition intégrale se justifie non seulement par la grande singularité
et l’importance de ce recueil, mais surtout par la beauté et l’énergie
vitale qui émanent de ces musiques apparemment très archaïques mais, en fin
de compte, véritablement modernes par leur caractère « improvisatoire » et
leurs structure et conception géniales. Puisque notre responsabilité se
situe clairement dans le domaine de ce qu’on peut définir comme «
l’interprétation historiquement créative », nous n’entrerons pas dans les
différents aspects musicologiques et historiques magistralement présentés
par l’intéressant article de David Fallows qui accompagne aussi cet
enregistrement.
L’approche
artistique de l’interprétation d’une source musicale aussi ancienne et
surtout si vierge de toute indication musicale –puisqu’elle ne porte aucune
indication pouvant nous éclairer objectivement sur le tempo, les
instruments, la fonction, le caractère, l’ornementation, etc.– (et surtout
dans le cas de « La Prime Estampie » qui est incomplète), présente des
difficultés et des défis considérables, qui nous obligent à des choix
forcément très personnels, donc à priori très subjectifs. Cela dit, les
termes personnels et subjectifs de cette démarche ne sont pas incompatibles
avec une recherche musicologique, organologique et historique rigoureuse et
approfondie. Tout au contraire, sans eux, on resterait plutôt dans le
domaine de l’archéologie, ce qui nous empêcherait d’appréhender la réelle
dimension originale et artistique d’oeuvres certainement d’autrefois, mais
qui restent toujours bien vivantes et fascinantes même après les plus de
sept cents ans passés.
Nos choix
d’instrumentation, de caractère, de tempo, d’ornementation et
d’improvisation, ont été faits après l’étude des principales sources
historiques contemporaines du manuscrit. Ils ont été faits aussi après avoir
consulté les nombreux textes qui nous parlent de l’Estampie ou des
instruments joués selon les écrits poétiques de l’époque, comme les Leys d’Amors
qui nous parlent des « Cil vieleur vielent lais Canconnetez et estampiez »
ou des « Menestrel de viele (qui) ont une estampie nouvelle ». Nous avons
aussi et surtout tenu compte des nombreuses informations théoriques et
pratiques contenues dans les principaux traités de l’époque, tel que celui
de De Musica, publié par le grand théoricien de la musique Jean de Grouchy,
le parisien connu surtout comme Johannes de Grocheo (c. 1255 – c. 1320).
Tout ceci
doit être assumé dans le plus grand souci de rendre à ces musiques toute
leur richesse et leur fraîcheur implicite, à travers une approche qui veut
récupérer le rôle créatif des ménestrels. Des musiciens capables non
seulement « d’interpréter » mais aussi de « créer » avec leurs vielles à
archet et leurs vielles à roue, leurs luths, leurs psaltérions, leurs
flûtes, musettes et chalemies ainsi que leurs percussions, un véritable
discours et un dialogue musical, grâce à leur maîtrise dans l’art de
l’ornementation et de l’improvisation. Pour donner une respiration à
l’écoute suivie de ces Danses et Estampies Royales, nous avons intercalé
entre elles quatre oeuvres plus anciennes, où nous interprétons en version
instrumentale « ex tempore » des chansons de Troubadours, d’auteurs comme
Giraut de Borneill (1175-1220), Marcabru (1128-1150) et Rimbaut de Vaqueiras
(1150-1207). Ce dernier composa, (selon le biographe de son temps) sa
chanson Kalenda maya sur « las notas de la’stampida quel joglar fasion en
las violas ». Ceci nous permet de refaire le chemin inverse : c’est la
chanson qui nous aide à retrouver l’Estampie originale qui a servi de modèle
à la chanson de Rimbaut.
Laissons pour finir la parole au témoin musical le plus important de
l’époque, le même Jean de Grouchy (Johannes de Grocheo), qui nous explique
ce que c’est que « L’Estampie », ce à quoi elle peut servir, et même quels
peuvent être les effets bénéfiques de sa pratique :“La stanpite est une
composition musicale sans parole ayant une progression mélodique compliquée
(habens difficiles concordantiarum discretionem) et divisée en points (puncti).
À cause de sa difficulté, il occupe entièrement l’esprit de l’exécutant et
de l’auditeur, et souvent il distrait l’esprit des riches de mauvaises
pensées”. On retrouve toujours la conviction profonde de ces ménestrels et
musiciens poètes, qui savaient déjà tout le pouvoir que peut avoir la
musique dans l’éducation de l’Homme.
JORDI SAVALL
Paris, Janvier 2008
|
ENGLISH VERSION
As we stand at
the dawn of the 21st century, more than seven hundred years separate us from
the age when this fascinating music was created and performed for the first
time. Still breathtakingly mysterious and vibrantly beautiful, it is one of
the earliest surviving collections of medieval instrumental music, preserved
thanks to a written source dating from the period. These pieces still
surprise and move us today, thanks to their rhythmic beat and poetic charm
which, in spite of the seven centuries of amnesia separating them from us,
remain astonishingly clear and captivating. The age of crusading King Louis
IX was at an end and Philip IV, called “the Fair”, was now King of France
(1285-1314); indeed, the very manner of writing and the notation of the
manuscript confirm that it was probably at the end of the 13th century, or
at the very latest around 1310, when an anonymous musician decided to copy
down in this fine “Manuscrit du Roi” (mss. français 844, Bibliothèque
Nationale, also known as “Chansonnier du Roi “), the ESTAMPIES ET DANSES
ROYALES, which we have restored and re-interpreted in full in this new
recording, using period instruments.
Surprisingly for such a rare and important source, it was not until 1907
that these ESTAMPIES ET DANSES ROYALES were rediscovered for the modern era,
thanks to the French musicologist Pierre Aubry’s publication of his
interesting study subtitled “Les plus anciens textes de musique
instrumentale au Moyen Age” (“The earliest surviving texts of medieval
instrumental music”), including a facsimile and a complete transcription of
the works. Since that time there have been numerous interpretations and
performances of these pieces in both concerts and recordings by groups more
or less specialising in the medieval repertory, although they have for the
most part featured isolated pieces combined with vocal music from the same
period.
Our decision to record a complete version is justified not only by the
uniqueness and importance of this collection, but above all by the beauty
and energy of the music which, although ancient, is nevertheless truly
modern in terms both of its improvisational quality and its brilliant
structure and conception. Given that our remit lies firmly within the domain
of what might be called “historically creative performance”, we shall not
now go into the various musicological and historical aspects that have been
so ably discussed in the interesting article by David Fallows which also
accompanies this recording.
Any artistic approach to the performance of a musical source so ancient and,
above all, so void of musical indications, since the manuscript bears no
objective indication as to tempo, instruments, function, character,
ornamentation, etc., (and particularly in the case of the incomplete “La
Prime Estampie”), poses considerable difficulties and challenges which force
us to make a number of highly personal and therefore necessarily subjective
choices. Having said that, the personal and subjective nature of the process
is not incompatible with the demands of a thorough and rigorously historical
and organological approach to musicological research. On the contrary,
without that personal engagement we would have been confined to mere
archaeology, unable to grasp the truly original and artistic dimension of
works which, although creations of a bygone age, remain vibrant and
fascinating even after seven centuries.
Our choice of instrumentation, character, tempo, ornamentation and
improvisation was based on a study of the principal historical sources
dating from the time of the manuscript: namely, the numerous texts which
refer to the estampie and the instruments on which it was played; poetic
texts from the period, such as the Leys d’Amors which tell us that “the
vielle-player plays chansons and estampies” and the “Minstrel who plays the
vielle has a new estampie”, and above all the substantial body of
theoretical and practical information contained in the principal treatises
of the age, such as De Musica, published by the great musical theorist Jean
de Grouchy, the Parisian commonly known as Johannes de Grocheo (c. 1255 – c.
1320).
All this must be undertaken with the greatest possible care to render to the
full the implicit richness and spontaneity of the music by adopting an
approach which aims to rediscover the creative role of the minstrels, whose
task is not merely to “interpret”, but also to “create” a genuine musical
discourse and dialogue through their natural talent for improvisation. It is
in this spirit that we have interspersed with these Royal Dances and
Estampies four “Estampies Anciennes” based on an extempore instrumental
performance of earlier troubadour songs by authors such as Giraut de
Borneill (1175-1220), Marcabru (1128-1150) and Raimbaut de Vaqueiras
(1150-1207), who (according to a contemporary biographer) composed his song
Kalenda maya to “the tune of the estampie that the minstrels played on their
fiddles”. This allows us to retrace the path, via the chanson, back to the
original estampie which served as the model for Raimbaut’s chanson.
Let us leave the last word to the greatest musical commentator of the age,
to Jean de Grouchy himself, who describes the nature, the possible uses and
even the potentially beneficial social effects of performing the “estampie”:
“The estampie is a musical composition without words which has a complex
melodic progression (habens difficiles concordantiarum discretionem) and
which is divided into points (puncti). Because of its difficulty, it totally
absorbs both the performer and the listener, and often distracts the minds
of the rich from wicked thoughts” – an echo of the profound and abiding
conviction of those early minstrels and poet-musicians, who even then were
aware of the powerful influence that music can have in the education of
human beings.
JORDI SAVALL
Paris, January 2008
Translated by Jacqueline Minett |