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La danse scénique comme expérience : La deuxième moitié du XVIIIe siècle est l’une des périodes de l’histoire musicale les plus marquées par le changement et l’innovation, par la rupture des formes, des genres et des styles anciens et par la recherche de nouvelles possibilités d’expression. Le musicologue nord-américain Daniel Heartz considère sans aucun doute cette phase, située dans le contexte culturel des Lumières européennes, comme des « critical years in European Musical History » (des années charnières dans l’histoire de la musique). On peut dire cela surtout pour la musique théâtrale des différents centres culturels en Europe, parmi eux Vienne, où vont se produire presque simultanément d’audacieuses expériences dans les domaines de l’opéra et de la danse scénique. Dans ce dernier cas, c’est Christoph Willibald Gluck qui a exploré, avec ses collaborateurs Ranieri de Calzabigi et Gasparo Angiolini, de nouvelles possibilités de fusion entre musique, drame, opéra et danse. Gluck avait connu des années de succès comme compositeur d’opéras en Italie avant de devenir maître de chapelle de la Compagnie d’Opéras de Pietro Mingotti et avant de s’établir définitivement à Vienne en 1750. En Italie il s’était gagné la réputation de talentueux musicien aussi prometteur que capricieux , considéré alors comme « un jeune homme de très grandes capacités et d’esprit fougueux » (Saverio Mattei, 1756), car son langage musical peu orthodoxe suscitait des débats polémiques, par exemple en 1752 à Naples, quand les progressions harmoniques audacieuses et les dissonances expressives de la fameuse aria « Se mai senti spirarti sul volto » de son opéra La clemenza di Tito furent critiquées par certains comme étant une transgression aux normes théoriques musicales et louées par d’autres comme des innovations stylistiques montrant le chemin du futur. Les conditions nécessaires de politique culturelle et de pratique théâtrale à Vienne ouvrirent le chemin à Gluck comme un futur « réformateur » quand elles furent créées en 1760 par l’intendant général des théâtres viennois d’alors, Giacomo Conte Durazzo. Celui-ci réussit à réunir un groupe d’artistes partageant un goût expérimental, (groupe dont faisait partie Gluck lui-même, son futur librettiste d’opéras Ranieri de’ Calzabigi en tant qu’idéologue et « scénographe » et le danseur, chorégraphe et réformateur de la danse Gasparo Angiolini). Tous étaient unis par le désir de prendre de nouveaux chemins musicaux dans les domaines du théâtre et de la danse, en imaginant non seulement leurs théoriques tendances rénovatrices mais en les menant aussi à la pratique sur scène. Ballet scénique en transformation : Don Juan Il est significatif que le premier genre choisi ait été la danse. Le 17 octobre 1761 le ballet Le Festin de pierre (Don Juan) fut représenté sur la scène du Burgtheater de Vienne, conçu et chorégraphié par Angiolini sur la musique de Gluck : une œuvre qui constituait un défi car non seulement elle influa sur l’évolution postérieure du ballet, mais encore elle fut le point de départ d’importantes incitations pour d’autres genres scéniques. Ses auteurs y mirent de grands espoirs. Comme on peut le lire dans le prologue du programme et livret de la Première, l’action dramatique était représentée exclusivement au moyen de la pantomime (mouvements de danse, mimique et gestique) en étroite conjonction avec une musique instrumentale « parlante » (faite pour le ballet), pour laquelle Angiolini avait trouvé chez Gluck un complice génial. « M. Gluck en a composé la musique », écrivait Angiolini. « Il a parfaitement saisi le côté terrible de l’action. Il a tâché d’exprimer les passions qui s’y jouent, et l’épouvante qui règne dans la catastrophe. » D’abord, le thème choisi était un matériel présentant un legs interprétatif impressionnant en littérature, en musique et au théâtre du Burlador de Sevilla y Combidado de piedra de Tirso de Molina (1630) : la légende de Don Juan, le séducteur sans scrupule qui profite de son attraction érotique sur les femmes pour satisfaire sans remords ses besoins dont il devra rendre des comptes. Le public viennois connaissait cette thématique, surtout grâce à la célèbre comédie Dom Juan ou Le Festin de pierre de Molière, qui servit aussi de base à Angiolini dans sa version pour la danse. Tradition musicale et « forme de l’œuvre » La tradition musicale et la « forme de l’œuvre » de la musique de ballet du Don Juan de Gluck sont étroitement liées à la pratique scénique du ballet du XVIIIe siècle. Selon la perception de l’époque, la musique, l’action scénique et la chorégraphie formaient un ensemble mobile et variable en fonction du contexte de chaque représentation. A la différence des ballets d’époques postérieures, ces œuvres ne constituaient pas encore une unité structurellement fixée quant à la musique et la chorégraphie, dans le sens d’une œuvre corrélée et définitive. C’est ce que l’on peut dire du ballet Don Juan de Gluck, mis en scène en 1761 sous une forme dramaturgique et musicale réduite à l’essentiel du drame. Il reflète explicitement les concepts réformateurs de ses auteurs. Comme un work in progress expérimental, la version de la Première fut encore modifiée dès le début de la série des représentations de la saison 1761-1762, et plus tardivement, lors des productions postérieures (quant au volume, à la dramaturgie, à la distribution des rôles et à la chorégraphie). Les conséquences correspondantes affectaient la musique, transmise sous deux versions, l’une brève se composant de 16 numéros et coïncidant avec la séquence de l’action ébauchée dans le livret de 1761, (motif pour lequel on peut la considérer comme la musique de la Première viennoise), et une autre version augmentée, comportant 32 mouvements, qui fut incorporée au répertoire concertiste autour de 1800 et que l’on peut entendre dans cet enregistrement réalisé par Jordi Savall et sa formation. Cette dernière version contient tous les mouvements de la version brève outre les numéros additionnels de danse et de pantomime, en particulier ceux qui accompagnent la fête dans la maison de Don Juan, au deuxième acte, mais également lors de la dispute avec le Commandeur au premier acte et pour caractériser le personnage du valet. Dans les deux versions, le ballet se compose d’une brève symphonie d’un seul mouvement qui introduit l’action scénique d’un geste énergique et avec des contrastes harmoniques, dynamiques et expressifs, ainsi qu’une série de différentes instrumentations, longueurs et caractéristiques musicales. En accord avec le genre, il s’agit de mouvements de danse qui suivent les schémas et les structures formelles habituelles de la musique instrumentale du XVIIIe siècle, comme la gavotte, la contredanse ou le menuet. Par ailleurs, dans la musique de ballet de Gluck, on trouve aussi des morceaux en relation directe avec le déploiement scénique, l’action dramatique et l’expression chorégraphique, définis par le geste pantomimique de l’action. Par exemple, le numéro 2 (andante) est une sérénade grâce à laquelle Don Juan courtise Donna Elvira, la fille du Commandeur, au commencement de l’action. Le hautbois soliste, joué sur un ton lyrique et vocal représente le chant du protagoniste tandis que les cordes en pizzicato reproduisent un instrument à corde pincée qui accompagne la sérénade nocturne. L’action scénique arrive à la fin du premier acte, à un premier climax dramatique, lié à une intensification de l’action pantomimique sur scène quand se produit la confrontation entre Don Juan et le Commandeur sous forme d’un duel. La musique du numéro 5, significativement intitulée « Allegro forte risoluto », est pleine de contrastes, avec des changements de tempi, de dynamique et d’expression et avec des périodes irrégulières. Elle reflète les événements dramatiques de la scène, l’échange de coups des duellistes, les forces qui abandonnent le Commandeur vaincu quand il reçoit finalement l’estocade mortelle ; un moment de pause dans l’action où la musique est suspendue avant que Don Juan ne s’échappe du lieu du crime au son des figures trépidantes des triples croches des dernières mesures. « Mouvements de sensualité incomparable » Au second acte, Don Juan organise chez lui une fête somptueuse, accompagnée de musique et de danse et présentée dans la version longue de la musique de ballet par une séquence de mouvements majoritairement de danse (numéros 6-18), en adéquation à la situation scénique, avant que l’allégresse festive n’arrive à son point culminant : le numéro 19, le fameux fandango qui, au XVIIIe siècle devint la « danse espagnole » par antonomase et qui, grâce à cette connotation pouvait servir facilement et effectivement à illustrer l’ambiance espagnole sur scène. De plus, le fandango était considéré comme une danse sensuelle et érotiquement chargée que Giacomo Casanova décrivit comme la « danse la plus séduisante et luxuriante au monde », grâce à ses attitudes « dont on ne pouvait voir rien de plus lascif » : donc une musique faite sur mesure pour l’action du ballet de Don Juan, située à Séville, et spécialement pour caractériser musicalement Don Juan, protagoniste libertin, parfait conquistador espagnol. Le spectacle du fandango, accompagné de castagnettes et opportunément intitulé « Chaconne espagnole », est suivi par les menuets numéros 20 et 21 et la contredanse numéro 22. Ce sont des danses de salon des convives de la fête qui se voient interrompues brutalement et inopinément au numéro 23 : en un puissant coup de théâtre, apparaît l’esprit du Commandeur, ce qui fait brusquement passer la fête d’un événement mondain à une situation métaphysique. Les sources scéniques qui peuvent se coordonner à la musique avec précision, décrivent comment s’enchainent les événements à la suite de l’apparition du spectre : au commencement du numéro 23, les sons accentués des cordes à l’unisson en fortissimo suggèrent l’appel de l’esprit (« Der geist klopfet an » – « on entend frapper fortement à la porte ») puis, la musique illustre la terreur du valet qui va à la porte et l’altération de la compagnie des invités qui fuient l’esprit (presto). Dans les numéros suivants du 24 au 26, la musique de Gluck suit au plus près l’action scénique. Ainsi, le numéro 24 (risoluto e moderato) transmet en y mêlant les sons martelés en fortissimo du nouvel appel énergique du spectre, qui finalement arrivera à entrer. A continuation, le numéro 25 présente le retour des convives, encore tremblant de peur (« entrée des trembleurs »), par des figurations insistantes et dynamiquement accentuées des violons ; au numéro 26, les séquences de gammes descendantes illustrent la terreur du serviteur. A la fin du ballet, se produit la scène du cimetière avec l’affrontement entre Don Juan et l’esprit, ici maintenant matérialisé en statue sur la tombe du Commandeur. Dans le larghetto numéro 30, la statue demande instamment à Don Juan de se repentir et de changer son style de vie débauché, ce qui cause sa descente aux enfers avec la scène des furies terminant le ballet : la terre s’ouvre, du feu de l’enfer sortent les furies et les démons qui tourmentent Don Juan et l’entrainent jusqu’aux enfers. Ce final spectaculaire du ballet fut dansé à la Première viennoise par Angiolini lui-même dans le rôle de Don Juan, avec un groupe de 24 furies, sous d’impressionnants effets de lumière et accompagné par la musique de Gluck, hautement expressive et chargée de dramatisme : suggéré par les accents remarquables des trompettes et des trombones, ainsi que la ligne constamment poignante des figures dominantes de double-croches des violons, produites en partie par des notes répétées, en partie par des gammes majoritairement descendantes, semblant montrer le chemin vers l’enfer. « Trop pathétique et triste » : Sémiramis
IRENE BRANDENBURG |
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