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Un spectacle total Dernière grande « tragédie en musique » du règne de Louis XIV, Alcyone – ou Alcione come le mentionne l’édition de 1706 – est un spectacle total à la croisée des XVII et XVIIIe siècles. Du XVIIe siècle il tient sa source mythologique, son prologue à la gloire du souverain, son exigence littéraire et sa vocation spectaculaire où concourent chorégraphie et mouvements de décors ; du XVIIIe siècle il annonce la profondeur des émotions vécues par des personnages plus sensibles qu’héroïques, et l’expressivité de l’orchestre chargé de les envelopper d’un véritable décor sonore. Bâtie, comme toute tragédie en musique, en un prologue et cinq actes, Alcione est conçue par un jeune auteur de livrets à succès, Antoine Houdar de La Motte, et par le plus fameux violiste de son temps, Marin Marais. Le magnifique portrait de ce dernier, réalisé par André Bouys, fait alors l’objet d’une large diffusion par le biais de la gravure. Marais vient d’accéder, à près de cinquante ans, aux fonctions prestigieuses de batteur de mesure à l’Académie royale de musique – ou pour le dire en termes modernes, de chef d’orchestre à l’Opéra de Paris. La création d’Alcione le 18 février 1706 est un événement, pour lui comme pour l’institution installée depuis 1673 dans le théâtre du Palais-Royal, alors résidence du duc d’Orléans – sur l’emplacement de l’actuel Conseil d’État – et dont les dimensions sont à peu près celles de l’actuelle salle Favart. En 1706, l’ancien directeur de l’Opéra, Jean-Baptiste Lully, est mort depuis dix-neuf ans et la situation de l’institution s’est fragilisée. À Versailles, la dévotion a depuis longtemps remplacé les plaisirs. Sous l’influence de Madame de Maintenon et de Bossuet, le monarque s’est réconcilié avec Rome avant d’entraîner la France dans la longue guerre de Succession d’Espagne. Les nouveaux opéras ne sont plus que rarement créés à la cour, et encore, pas forcément en présence du roi lui-même. La fragile économie du premier spectacle public du royaume amène les détenteurs du privilège de l’Opéra à le faire gérer par des sous-traitants : un directeur et des commanditaires. Le répertoire s’est ouvert aux successeurs de Lully et à de nouvelles formules lyriques. L’opéra-ballet, genre divertissant illustré par Colasse et Campra, remporte un vif succès depuis dix ans. Louis XIV n’assiste pas à la création d’Alcione dont le prologue, de rigueur dans ce genre officiel, célèbre pourtant sa puissance. Comme depuis plus de cinquante ans, le roi y est représenté sous les traits d’Apollon, qui triomphe de Pan en chantant la paix : « Aimable Paix, […] / heureux cent fois le vainqueur qui ne s’arme, / que pour te rendre à l’univers ». Apollon ordonne alors « qu’un spectacle charmant signale sa victoire » et que les muses représentent l’histoire des Alcyons, divinités qui veillent sur la paix des mers… si utile à la prospérité de la marine française ! Les cinq actes qui suivent développent, en cinq tableaux, l’histoire des Alcyons, ou plutôt de leurs parents, tirée du livre XI des Métamorphoses d’Ovide, source de nombreux sujets d’opéras contemporains. Il s’agit de Céix, roi de Trachine en Thessalie et fils de Phosphore, le dieu qui porte la lumière, et d’Alcione, fille d’Éole, dieu des vents. Après Alceste, Armide, Didon et bien d’autres, l’héroïne donne son nom à l’opéra, guidant les spectateurs dans un labyrinthe de passions moins politiques et plus intimes que ne le sont alors les passions masculines. Fille d’un dieu qui commande les éléments, elle ancre l’œuvre dans le milieu marin, choix judicieux pour un spectacle qui, à l’époque baroque, doit son caractère spectaculaire (charpentes des théâtres, machines de scène, mécanismes mettant en mouvement les décors) aux ingénieurs et aux techniques de la marine. Le public très mixte de l’Opéra n’a pas besoin de la caution royale pour être séduit, dès le premier soir, par les décors signés Jean Bérain et par la remarquable interprétation que dirige le compositeur en personne. Sur scène évoluent les meilleurs chanteurs et danseurs de la troupe, et dans la fosse brillamment éclairée, comme l’est alors toute la salle, joue le meilleur orchestre d’Europe. Il rassemble une quarantaine de musiciens pour la plupart réputés comme solistes, voire comme compositeurs. Inventive, colorée, variée, la partition de Marais enthousiasme d’autant plus qu’il a su y glisser un personnage d’opéra déjà populaire, Pélée, à la fois ami et rival malheureux de Céix, et au moins un air populaire, transformé en chœur pour les matelots à l’acte III. Les recettes sont près de 60% supérieures aux autres soirées lorsqu’Alcione figure à l’affiche. Les reprises d’Alcione à l’Opéra témoignent d’un succès durable, alors même que la nature des spectacles lyriques se transforme à la même époque au profit de la danse, de la variété et du divertissement. En 1719, 1730, 1741, 1756, 1757 et 1771, les « remises à la scène » n’excluent ni les aménagements ni les coupures, dont le prologue fait particulièrement les frais, mais la fête marine et surtout la tempête restent des musts. La tempête est intégrée à une reprise d’Alceste de Lully en 1707, citée par Campra dans Les Fêtes vénitiennes en 1710… Preuve d’un immense succès populaire, des parodies accompagnent certaines reprises : Fuzelier signe L’Ami à la mode ou parodie d’Alcione en 1719 pour les acteurs et marionnettes de la Foire Saint-Germain, et Romagnesi écrit en 1741 une Alcione parodique pour le Théâtre-Italien. Si la tempête remporte un succès particulier, c’est par son habileté à dépeindre la nature déchaînée en « cachant l’art par l’art même », comme l’ambitionnera aussi Jean-Philippe Rameau, c’est-à-dire en utilisant toutes les ressources de la musique savante pour traduire le chaos des éléments. Avec cette symphonie descriptive, Marais promeut une nouvelle vision de son art : non seulement la musique peut désormais tout peindre, mais elle ne doit rien s’interdire pour ce faire, ni les nouveaux instruments, ni des modes de jeu inédits. Les portes qu’il ouvre aux musiciens ne se refermeront plus. C’est cette liberté créatrice et cet art des enchantements que font revivre Jordi Savall, à la tête de son Concert des Nations qui joue sur instruments d’époque, et Louise Moaty, avec la complicité de Raphaëlle Boitel, pour la première production scénique d’Alcione à Paris depuis 1771. AGNÈS TERRIER Opéra Comique, Paris, avril 2017 |
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ENGLISH VERSION An all-round spectacle The last great tragédie en musique or “musical tragedy” of the reign of Louis XIV, Alcyone (Alcione, as the title appears in the 1706 edition) is an all-round spectacle poised between the 17th and 18th centuries. From the 17th century it takes its mythological source, its prologue in praise of the king, its high literary quality and its vocation for spectacle, combining choreography and changes of scenery. In the depth of the emotions experienced by its protagonists, more sensitive than heroic, as well as in the expressiveness of the orchestra which envelopes them in a true sound décor, it ushers in the 18th century. Structured, like all musical tragedies, in the form of a prologue and five acts, Alcyone was conceived by a successful young librettist, Antoine Houdar de La Motte, and Marin Marais, the most famous violist of his day. The magnificent portrait of Marais by André Bouys was widely distributed at the time in the form of an engraving. At about the age of fifty, Marais had just been appointed to the prestigious position of batteur de mesure (in modern terms, conductor of the orchestra) of the Royal Academy of Music at the Paris Opéra. Alcyone’s premiere on 18th February, 1706, was a major event, both for the composer and for the institution itself, which since 1673 had been installed in the Théàtre du Palais-Royal, at that time the residence of the Duke of Orléans, in what is now the Conseil d’État or Constitutional Council, and which was roughly the same size as the present-day Salle Favart, home to the Théâtre National de l’Opéra Comique. In 1706, 19 years had passed since the death of the former director of the Opéra, Jean-Baptiste Lully, and the institution found itself in a fragile state. At Versailles, pleasure had long since been ousted by piety. Under the influence of Madame de Maintenon and Bossuet, the monarch was reconciled to Rome before dragging France into the long War of the Spanish Succession. New operas were very rarely staged at court, and they were not necessarily performed in the presence of the king. The fragile financial health of the realm’s foremost public theatre led the Opéra’s privilege-holders to put management in the hands of contract employees: a director and a number of sponsors. The repertory was opened up to Lully’s successors and embraced new lyrical formulas. The opéra-ballet, an entertaining genre represented by the works of Colasse and Campra, had for ten years enjoyed a roaring success. Louis XIV did not attend the first performance of Alcyone, of which the prologue, as was de rigueur in this official genre, nevertheless extolled his might. Following the custom of the previous fifty years, the king is represented in the guise of Apollo, who triumphs over Pan by singing a hymn to peace: “Amiable Peace, […] / Happy, happy the victor who takes up arms / Only to restore you to the world.” Apollo then orders “a fine pageant” to mark his victory and instructs the muses to repeat the story of the Halcyons, the divinities who watch over the calm of the oceans, which was so vital to the prosperity of the French navy! The following five acts tell in five tableaux the story of the Halcyons, or rather that of their parents, as taken from Book XI of Ovid’s Metamorphoses, the source of numerous operatic subjects of the period. It revolves around Ceyx, King of Trachis in Thessaly and the son of Phosphorus, the god of light, and Alcyone, the daughter of Aeolus, the god of the winds. Like Alceste, Armide, Dido and many others, the heroine gives her name to the opera, guiding the spectators through a labyrinth of passions which are less political and more intimate in nature than masculine passions. The daughter of a god who rules the elements, she anchors the work in the marine environment, a judicious choice for a show which, in the Baroque period, owed its spectacular qualities (scenic carpentry, stage machinery, set-change mechanisms) to naval engineers and technicians. The heterogeneous audiences at the Opéra were less reticent than royalty when it came to being won over, from the very first evening, by Jean Bérain’s sets and the remarkable performance conducted by the composer himself. The finest singers and dancers of the company graced the stage, and in the orchestra pit, brightly lit like the rest of the theatre, sat the finest orchestra in Europe. It brought together some forty musicians, most of whom were reputed soloists and even composers in their own right. Inventive, colourful and varied, Marais’s score was all the enthusiastically received in that it included an already popular character from opera, Peleus, the friend and unhappy rival of Ceyx, and at least one folk tune transformed into the sailors’ chorus in Act III. When Alcyone was performed, box- office takings were almost 60% higher than on other evenings. The revivals of Alcyone at the Opéra bear witness to its enduring popularity, despite the fact that the nature of musical spectacles at that time was undergoing a shift toward dance, variety and entertainment. The 1719, 1730, 1741, 1756, 1757 and 1771 revivals of the work suffered changes and cuts, the brunt of which were borne by the prologue, but the sea storm and, above all, the tempest, remained a must. The storm was included in a revival of Lully’s Alceste in 1707, quoted by Campra in Les Fêtes vénitiennes in 1710… Proof of its huge popularity were the parodies accompanying a number of revivals: Fuzelier wrote L’Ami à la mode ou parodie d’Alcyone in 1719 for the actors and marionnettes of the Foire Saint-Germain, and in 1741 Romagnesi composed a parodic Alcyone for the Théâtre-Italien. If the storm scene enjoyed particular success, it was because of its ability to depict unbridled nature by “concealing art with art”, something for which Jean-Philippe Rameau also strove – in other words, by using all the resources of serious music to translate the chaos of the elements. With his descriptive symphony, Marais promoted a new vision of his art: henceforth, not only would music be able to portray everything, but it would pull no punches to achieve that goal, incorporating new instruments as well as new ways of playing them. The doors opened to musicians by Marais would never again be closed. It is this creative freedom and this art of enchantment that is brought to life by Jordi Savall as director of the Concert des Nations, playing on period instruments, and Louise Moaty, assisted by Raphaëlle Boitel, in the first Paris stage production of Alcyone since 1771. AGNÈS TERRIER Opéra Comique, Paris, April 2017 Translated by Jacqueline Minett | |||||||
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