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La Juditha triumphans de VivaldiDepuis 1714, pour la septième fois, la République de Venise est en guerre contre les Turcs ; et ironie du hasard, les années du conflit (1714-1718) correspondent (en anticipation de deux siècles) avec ceux de la première guerre mondiale. D’abord les résultats du conflit ne sont pas favorables aux Vénitiens, déjà vaincus dans le Péloponnèse sur la mer Égée, et assiégés sur l’Île de Corfou : il est donc nécessaire de déployer plus de forces militaires sur le terrain. Mais au début de l’été de 1716, Venise réussit à changer la situation en obtenant l’intervention de l’Empire des Habsbourg. « Le 5 août, l’audacieux et brillant prince Eugène de Savoie arriva à briser la résistance de l’armée ottomane à Petrovaradin (aujourd’hui l’une des deux municipalités de Novi Sad, en Serbie), et finalement quelques semaines plus tard, les Vénitiens purent repousser l’attaque sur Corfou, ce qui supposa une sévère défaite turque. » Pour fêter l’événement, Vivaldi composa une de ses œuvres religieuses les plus importantes, Juditha triumphans, « oratorio militare sacro » qui rappelait aux Vénitiens leur guerre contre l’Empire ottoman, et plus particulièrement l’effroyable siège de l’Île de Corfou, d’une importance stratégique vitale pour la Sérénissime dans l’Adriatique. Judith représente bien entendu l’Adriatique, et donc Venise, et Holopherne, le sultan.
Un peu avant cette même période, le 24 mai, Vivaldi réussit, après quelques hésitations des gouverneurs de l’Ospedale della Pietà, à se faire rengager comme maestro de’ concerti et il était certainement bien décidé à combiner engagement patriotique et volonté d’inaugurer un nouveau chapitre de sa carrière avec une composition de grande importance. Quelques mois plus tard, le Saint Office de l’Inquisition approuva le texte commandé au librettiste Giacomo Cassetti, qui exerçait une profession libérale sur le continent vénitien. Cassetti, du nom d’un sculpteur vénitien contemporain, était peut-être originaire de l’arrière-pays et avait composé deux livrets d’oratorios en italien représentés à Monselice et à Padoue dans la première décennie du dix-huitième siècle. Entre 1716 et 1717, il était actif à Venise, où il se consacrait à l’oratorio en latin (à la fois pour Vivaldi, à la fois pour Carlo Francesco et Antonio Pollarolo).
Quoique célèbre pour son goût des couleurs instrumentales, Vivaldi put rarement l’assouvir pleinement dans ses opéras, qui n’autorisaient, au mieux, qu’une ou deux arias dotées d’une instrumentation nouvelle. Au contraire lorsque le nouvel oratorio fut donné à l’Ospedale della Pietà, en novembre 1716, toutes les ressources de l’ospedale furent mises en œuvre pour célébrer le grand triomphe contre les Turcs ; deux trompettes et timbales (pour la fanfare martiale du chœur d’ouverture), deux flûtes à bec (pour évoquer les brises nocturnes à l’extérieur de la tente d’Holopherne dans « Umbrae carae, aurae adoratae » ), deux hautbois (avec le hautbois solo pour les suppliques d’amour d’Holopherne dans « Noli, o cara te adorantis »), un chalumeau soprano, ancêtre lointain de la clarinette (pour symboliser le roucoulement d’une tourterelle dans « Veni, veni, me sequere fida »), deux clarinettes (pour évoquer la débauche dans le chœur des soldats assyriens « Plena nectare non mero »), quatre théorbes (pour décrire l’agitation des serviteurs préparant le banquet dans « O servi volate ») une mandoline (dont la sonorité fragile reflète la chimère de la vie dans « Transit aetas »), une viola d’amore, (pour exprimer la douceur de Judith dans « Quanto magis generosa »), tout un ensemble de viole all’inglese, nom donné aux violes de gambe à Venise, (pour la grande prière de Judith « Summe Astrorum Creator » avant son acte fatidique), en plus d’un orgue soliste, d’un clavecin et de l’orchestre de cordes habituel. Nombre de ces instruments étaient très peu utilisés en Italie, or les savoir joués par des musiciennes, et non par des professionnels, ne faisait qu’ajouter à leur fascination. La présence de trompettes et de timbales, qui étaient rares dans la musique d’église de Vivaldi et d’autres compositeurs vénitiens, s’explique par le caractère martial du livret.
Pas moins important que l’action militaire dans la mer Égée est le travail que nous dirions aujourd’hui de « Propagande » sur le territoire vénitien, pour lequel la musique a toujours été un instrument formidable.
Un exemple : dans les années quatre-vingt-dix, quand la guerre de Morée fait rage et les Turcs viennent assiéger Vienne, les théâtres d’opéra vénitiens connaissent une renaissance réussie de sujets héroïques, patriotes, militaires et de réjouissance, avec lesquels on essaie d’exorciser la peur des Turcs (par exemple Giustino de Nicolò Beregani, 1683, imaginé dans l’ambiance d’une Constantinople assiégée : Clearco in Negroponte d’Antonio Arcoleo, 1685, situé sur une île de la mer Égée).
En 1716, Antonio Vivaldi et le librettiste Giacomo Cassetti ont également contribué à l’effort de guerre. L’histoire de l’héroïne biblique Giuditta qui séduit le dirigeant assyrien Holopherne, le décapite après l’avoir vu s’endormir ivre à la fin d’un banquet, en libérant ainsi la ville israélite de Béthulie, est devenue depuis quelque temps un classique de la production oratoire, surtout là où il fallait célébrer les vertus héroïques et guerrières : des sujets utilisés avant Vivaldi, par les plus célèbres compositeurs de l’époque Marc’Antonio Ziani (1686) et Alessandro Scarlatti (1695 et 1700); après Vivaldi, la Béthulie libérée de Metastasio a connu une énorme fortune surtout avec les compositions de Jommelli et Mozart.
Structurellement, la Juditha de Vivaldi est très bien conçue. Chacune de ses deux parties présente quatorze numéros indépendants (arias et chœurs) et l’entracte « pour les rafraichissements, survient fort opportunément, – comme l’a signalé Michael Talbot – peu après que Vagaus a ordonné à ses serviteurs de préparer le banquet ». Les chœurs, sont plus nombreux et plus longs que dans un opéra, et en accord avec les récentes recherches nous avons choisi de ne le constituer qu’avec des femmes exclusivement, du fait que l’Ospedale était une institution féminine. C’est aussi pour cette même raison que Vivaldi confie les cinq parties vocales à des interprètes féminines de tessitures assez proches, sauf pour Vagaus et Abra qui sont plus aiguës. Nous avons choisi des chanteuses aux couleurs et caractères très contrastés pour bien définir les différents personnages.
Le livre de Judith relate comment Nabuchodonosor envoya une armée, menée par Holopherne, en expédition punitive contre la Judée qui avait refusé de payer un impôt levé pour financer une guerre contre Mèdes. Judith, une jeune veuve de Béthulie, conçoit un plan pour sauver sa cité. Accompagnée d’Abra, elle se rend au camp assyrien et informe Holopherne que, puisque les Judéens ont péché, Dieu les abandonnera bientôt, s’il veut seulement patienter. Non seulement Holopherne la croit, mais il succombe à ses charmes. Après une fête en l’honneur de Judith, Holopherne s’écroule complètement ivre et Judith en profite pour le décapiter avec son propre glaive. Lorsque Vagaus sonne l’alarme, Judith et Abra sont déjà loin. Les Judéens contre-attaquent et mettent en fuite leur ennemi, démoralisé. Pour finir, Judith gagne les biens d’Holopherne, Abra est affranchie et Achior se convertit au judaïsme.
Dans cet oratorio le librettiste Giacomo Cassetti, adopta une approche plus moderne que l’habituelle, dans laquelle le narrateur (historicus) est absent, ce qui permet une grande amélioration du réalisme et de l’action immédiate, mais implique aussi une inévitable simplification de l’histoire, dans laquelle l’action progresse uniquement, comme dans l’opéra, à travers les paroles et les actes des personnages.
La partition de Vivaldi ne contient pas l’habituelle Symphonie, c’est pourquoi nous avons choisi le Concerto RV 562 dont la tonalité, le mode et sans doute la date de composition coïncident le mieux avec le sujet de l’oratorio. Comme le souligne si bien Michael Talbot, le grand spécialiste de Vivaldi,
« Peut-être l’aspect le plus insolite, et
le plus intrigant – surtout pour les auditeurs modernes – de Juditha
triumphans réside-t-il dans l’ambiguïté des personnages d’Holopherne et de
Vagaus. L’histoire biblique leur assigne un rôle de méchants (par définition
puisqu’ils sont ennemis du peuple du Livre), et Cassetti s’efforce de les
dépeindre sous le même jour, mais il ne trouve rien de pire à mettre dans la
bouche d’Holopherne qu’une petite gasconnade martiale, avant d’insinuer la
lourdeur du personnage, cependant que Vagaus demeure le parfait aide-de-camp,
joyeux, courtois et obéissant… À en juger d’après le niveau de son
inspiration lors de l’écriture de leurs arias, Vivaldi semble s’être
identifié à eux, un peu comme Mozart à Don Giovanni. Il en résulte que, quel
que soit ce que nous sommes supposés penser, la mort brutale d’Holopherne et
la douleur amère de Vagaus nous écœurent davantage qu’elles ne nous
satisfont. Notre intelligence nous dit de « lire » l’oratorio comme une
histoire qui finit bien, mais nos émotions nous conseillent l’inverse ». L’oratorio Juditha triumphans représente le climax de la production vocale de Vivaldi. La grande beauté des Arias et des interventions chorales, le dramatisme compact des récitatifs et la richesse de l’instrumentation, en font une des réussites les plus intenses et fascinantes du genre. Cela contribuera à situer ce compositeur, si prisé pour ses Concerti et ses « Saisons », à sa juste place, comme l’un des plus grands compositeurs de musique vocale du baroque.
JORDI SAVALL
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ENGLISH VERSION Vivaldi’s Juditha triumphans In 1714, the Republic of Venice was for the seventh time at war with the Turks; and, as the irony of chance would have it, the years of conflict (1714-1718) anticipated those of the First World War two centuries later. At first, the conflict did not favour the Venetians, who had already been defeated in the Peloponnese and in the Aegean, and had suffered a siege on the island of Corfu: more troops would have to be deployed.
But at the beginning of the summer of 1716, Venice managed to change the situation by securing the intervention of the Hapsburg Empire. On 5th August, the daring and brilliant Prince Eugene of Savoy succeeded in overcoming the Ottoman army at Petrovaradin (today one of the two municipalities constituting the city of Novi Sad, Serbia). Finally, a few weeks later, the Venetians were able to rebuff the attack on Corfu, resulting in a severe defeat for the Turks. To celebrate the event, Vivaldi composed one of his most important religious works, Juditha triumphans, a “sacred military oratorio” which reminded Venetians of their war against the Ottoman Empire, in particular the terrible siege of the island of Corfu, which was of vital strategic importance for the Serenissima in the Adriatic. Judith, of course, represented the Adriatic and, therefore, Venice, while Holofernes represented the Ottoman sultan.
Shortly before that, on 24th May, and after some hesitation on the part of the governors of the Ospedale della Pietà, Vivaldi was successfully reinstated as the institution’s maestro de’ concerti, and he resolved to combine his patriotic fervour and the decision to embark on a new chapter in his career in composing a major work. A few months later, the Inquisition approved the text entrusted to the librettist Giacomo Cassetti, who was active on the mainland part of Venice. Cassetti, who may have come originally from the Venetian hinterland and shared his name with a contemporary Venetian sculptor, had already composed two librettos for oratorios in Italian performed at Monselice and Padua in the first decade of the 18th century. From 1716 to 1717 he was active in Venice, where he devoted his energies to writing oratorios in Latin for Vivaldi, as well as for Carlo Francesco and Antonio Pollarolo.
Although famous for his fondness for instrumental colour and variety, Vivaldi was rarely able to indulge that preference in his operas, which at best permitted only one or two arias endowed with new instrumentation. However, when his new oratorio was performed at the Ospedale della Pietà, in November, 1716, all the institution’s considerable resources were deployed celebrate the great victory against the Turks; two trumpets and timpani (for the military fanfare of the opening chorus), two recorders (to evoke the nocturnal breezes outside Holofernes’ tent in Umbrae carae, aurae adoratae), two oboes (with the solo oboe for Holofernes’s declarations of love in Noli, o cara te adorantis), a soprano chalumeau, a distant precursor of the clarinet (to symbolise the cooing of a turtledove in Veni, veni, me sequere fida), a pair of clarinets (to evoke the sensuality of the chorus of Assyrian soldiers Plena nectare non mero), a quartet of theorbos (to depict the servants rushing to prepare the banquet in O servi volate) a mandolin (whose fragile sound reflects the transitory illusion of life in Transit aetas), a viola d’amore, (to express Judith’s mellow plea in Quanto magis generosa), a full consort of viole all’inglese, the name given to viole da gamba in Venice, (to accompany Judith’s prayer Summe Astrorum Creator before committing the fateful act), as well as a solo organ, harpsichord and the usual string instruments. Many of these instruments were very rarely used in Italy and the fact that they were played by girls and young women rather than professional musicians merely added to their fascination. The presence of trumpets and timpani, which were rarely used in the church music of Vivaldi and other Venetian composers, has its justification in the martial nature of the libretto.
No less important than their military action in the Aegean was the effort that would nowadays be called “propaganda” in the Venetian territory, where music always played a formidable role.
For example: in the 1690s, when the Morean War was raging and the Turks had laid siege to Vienna, the Venetian opera houses experienced a renaissance of heroic, patriotic and military subjects full of rejoicing, in a bid to exorcise fear of the Turks (for example, Nicolò Beregani’s libretto Giustino (1683), set in a besieged Constantinople, and Antonio Arcoleo’s Clearco in Negroponte (1685), set on an island in the Aegean).
In 1716, Antonio Vivaldi and the librettist Giacomo Cassetti also contributed to the war effort. The story of the biblical heroine Giuditta, who seduced and beheaded the Assyrian general Holofernes on finding him in a drunken stupor after a banquet, thereby liberating the Israelite city of Bethulia, had long been a classic of the oratorio repertory, especially when it came to celebrating heroic and warlike virtues – subjects used before Vivaldi by the great composers Marc’Antonio Ziani (1686) and Alessandro Scarlatti (1695 and 1700), and after Vivaldi, when Metastasio’s libretto La Betulia liberata enjoyed enormous success thanks notably to the compositions of Jommelli and Mozart.
Structurally, Vivaldi’s Juditha is very well conceived. Each of its two parts consists of fourteen independent numbers (arias and choruses) and the entr’actes “for refreshments comes, most opportunely – as Michael Talbot writes – just after Vagaus orders his servants to prepare the banquet.” The choruses are longer and more numerous than those of an opera, and in line with recent research we have chosen to use only female voices, given that the Ospedale was a female institution. It was also for this reason that Vivaldi wrote the five vocal parts for female singers with similar vocal ranges, except in the case of Vagaus and Abra, which are written for higher voices. We have chosen singers with highly contrasting colour and texture in order to clearly define the different characters.
The Book of Judith relates how Nebuchadnezzar sent an army led by Holofernes on a punitive expedition against Judea, which had refused to pay a tax levied to finance a war against the Medes. Judith, a young widow from Bethulia, devises a plan to save her city. Accompanied by her maid Abra, she goes to the Assyrian camp and she informs Holofernes that, as the Judeans have sinned, God will soon abandon them, and he has only to be patient. Holofernes not only believes her, but he succumbs to her charms. After a feast in honour of Judith, Holofernes falls into a drunken slumber and Judith seizes the opportunity to behead him with his own sword. By the time Vagaus raises the alarm, Judith and Abra have already escaped. The Judeans fight back and rout their demoralised enemy. Finally, Judith gets the better of Holofernes, Abra is given her freedom and Achior converts to Judaism. In this oratorio the librettist Giacomo Cassetti adopts a more modern approach than was usual. Here the narrator (historicus) is absent, affording much greater realism and immediacy of action, but at the same time resulting in an inevitable simplification of the story, in which the action progresses exclusively, as in opera, through the words and actions of the characters.
Since Vivaldi’s score does not contain the usual sinfonia, we have chosen his Concerto RV 562, of which the key, mode and no doubt date of composition coincide most closely with the subject of the oratorio.
As the Vivaldi specialist
Michael Talbot, the great Vivaldi specialist rightly points out: “Perhaps the most unusual as well as the most intriguing aspect– especially for modern audiences – of Juditha triumphans lies in the ambiguity of the two characters Holofernes and Vagaus. In the biblical story they are portrayed as wicked (by definition, as they are the enemies of the People of the Book), and Cassetti attempts to depict them in the same light, although he hardly goes beyond making Holofernes guilty of a little military bravado before going on to suggest the character’s unsophisticated nature, while Vagaus is the perfect aide-de-camp – cheerful, courteous and obedient… To judge by the level of his inspiration in composing their arias, Vivaldi seems to have identified with them, much as Mozart did with Don Giovanni. As a result, whatever we are supposed to think, Holofernes’s brutal murder and Vagaus’s bitter pain at his death leave us feeling sadness rather than satisfaction at their lot. Our reason tells us that the oratorio should be ‘read’ as a story that ends well, but our emotions tell us just the opposite.”
The
oratorio Juditha triumphans marks the climax of Vivaldi’s vocal production.
The great beauty of its arias and choral parts, the compact dramatic quality
of its recitatives and the richness of instrumentation all single it out as
one of the most intense and fascinating examples of the genre. It
contributes to securing for Vivaldi so admired for his Concerti and
“Seasons”- his rightful place as one of the greatest composers of Baroque
vocal music.
JORDI SAVALL Translated by Jacqueline Minett
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