|
|
En tant que législateur et instigateur d’ouvrages juridiques, Alphonse X a suivi les traces de son père et réalisé des projets planifiés et initiés par ce dernier. Il est tout à fait possible que dans le domaine de la poésie l’exemple de ce père (Ferdinand le Saint) lui ait aussi servi de stimulant. Comme l’écrit son fils dans le Setenario et comme nous le savons grâce à d’autres sources, le roi Ferdinand a été un grand mécène de jongleurs fréquentant la cour castillane. Fait important, sa profonde dévotion à la Vierge Marie est mentionnée dans trois Cantigas (122, 221 et 292). Naissance et expansion du culte marial Selon des sources conservées sur différents papyrus coptes et égyptiens du IIIe siècle et comme le démontrent également les textes de Saint Ephrem de Syrie († 373) et de Saint Épiphane († 403), auteur des Precationes ad Deiparam et des premiers hymnes liturgiques de caractère populaire, les origines du culte public à Marie se situent tout d’abord en Orient. Il s’agit du site du fameux temple d’Artémis (déesse de la chasse, des forêts, des montagnes et de la lune qui est considérée dans les anciennes traditions comme la sœur jumelle d’Apollon). C’est sur l’emplacement de la ville d’Éphèse – alors tenue pour la seconde ville la plus importante de l’Empire Romain (aujourd’hui Selcuk dans le district de Smyrne proche de Kusadasi en Turquie) – que Marie est proclamée « Mère de Dieu » durant le troisième Concile (431). La diffusion de ce dogme peut être considéré comme le prélude à l’expansion du culte marial en Orient comme en Occident. Son souvenir fut célébré et voué à l’éternité par Sixte III (432-440) avec la reconstruction à Rome de la Basilica Liberiana, aujourd’hui connue sous le nom de Basilique de Sainte Marie Majeure. C’est en cette basilique que se sont rapidement développés et avec davantage de décorum les rituels de la liturgie dédiée à Marie. C’est ce que démontrent les antiphonaires O admirable commercium, Quando natus es ineffabiliteer ex Virgine, Ecce Maria genuit salvatorem, encore chantés actuellement le Premier janvier (In Circumcisione Domini). Mais ils étaient chantés à l’origine par les communautés d’Orient puis ont été traduits postérieurement en latin pour faire partie de la liturgie romaine. Après le Ve siècle, les églises mariales se sont multipliées dans les Gaules, en Basse Allemagne et dans la Péninsule Ibérique. Cette église hispanique qui avec Prudence (mort après 405) a commencé à chanter le Salve sancta Parens, et qui au tout début du VIIe siècle s’était préoccupée de traduire en latin les oeuvres profondément mariales de Saint Ephrem, est la même que celle qui a copié l’Orationale à Tarragone à la fin du VIIe siècle ou au commencement du VIIIe, conservant trente-quatre prières magnifiques dédiées à Sainte Marie (Higini Anglès, La música de las Cantigas de Santa María, 1958) Dès le milieu du Ve siècle, la lyrique poético-musicale consacrée à Marie, en texte latin, s’étend à tout le monde chrétien. Il faut cependant se souvenir que la plupart des œuvres de cette période archaïque se présentent comme anonymes alors que dès le VIe siècle beaucoup de poètes latins religieux sont connus. Rappelons quelques-uns des principaux d’entre eux qui se sont consacrés, avant Alphonse X le Sage, dans leurs lumineuses poétiques à chanter les gloires de la Vierge : Magnus Felix Ennodius († 521), Venantius Fortunatus (avant 610), Saint Beda Venerabilis († 735), Paulus Diaconus († 799), Paulinus Patriarche d’Aquilée († 802), Walahfridus Strabo († 849), l’évêque Fulbertus de Chartres († 1028), Hermannus Contractus († 1081), Saint Anselme de Canterbury († 1109), Petrus Abelardus († 1142), Sainte Hildegarde de Bingen († 1171), Jean de Garlande († après 1252), Adam de la Halle († 1286), etc., dont beaucoup d’entre eux sont célébrés dans l’histoire de la musique. La dévotion à Marie qui reçut une telle impulsion entre les XIIe et XIIIe siècles – outre le répertoire latin que nous venons de mentionner – produisit aussi un autre répertoire de caractère plus populaire qui est à l’origine de la floraison lyrique des chansons mariales en texte roman, parmi lesquelles figure la collection des Cantigas de Santa María de notre roi troubadour. Ce répertoire augmente partout dès les XIIe et XIIIe siècles, grâce à la création et l’expansion de nouveaux ordres religieux qui favorisent intensément la dévotion et le culte à la Vierge Marie : les cisterciens avec Saint Bernard (le citharista Mariæ), les augustins, dominicains, franciscains, carmélites et serviteurs de Marie qui tous entrent en compétition pour accroître l’intérêt musical pour l’art marial. De tous les chansonniers conservés, la collection des 420 Cantigas de Santa María d’Alphonse X le Sage constitue selon Higini Anglès « le répertoire musical le plus important d’Europe en ce qui concerne la lyrique médiévale » et certainement le chansonnier marial le plus riche du Moyen Âge : 356 Cantigas sont narratives et racontent les miracles de la Vierge. Les autres, à l’exception d’une introduction et de deux prologues, sont des loor et se réfèrent à des fêtes mariales ou christiques. Toutes , sauf l’introduction, sont accompagnées de musique et la variété des formes métriques que les auteurs des textes utilisent avec une grande virtuosité – comme le souligne Jesús Martín Galán dans son commentaire ci-joint – est extraordinaire, tout spécialement dans les 64 Cantigas non narratives qui nous montrent 53 combinaisons différentes. Le roi Alphonse X Sa cour et Les Cantigas de Santa Maria Alphonse X est né à Tolède le 22 septembre 1221, il est le fils aîné de Ferdinand III de Castille et de Béatrice de Souabe. Nous ne savons pas ce que fut son éducation littéraire et musicale, quoique il est démontré que dès sa jeunesse, il aimait s’entourer de musiciens et de poètes, il se mesurait aux troubadours et jongleurs musiciens qui travaillaient à la cour de son père, où il commença à apprécier les chants occitans et ceux de la lyrique galaïco-portugaise. Par ailleurs, ses liens avec la maison royale de France le familiarisèrent avec les répertoires monodiques en latin et en roman ainsi qu’avec les chants des Minnesänger. Grâce à la chapelle royale de son père, il apprit le chant ecclésiastique et grâce à la cour, les lais, virolais et autres rondeaux, toutes les formes musicales des troubadours provençaux et des troveurs français. L’une des empreintes les plus marquantes, alors qu’il était déjà roi de Castilla y León, fut sa capacité à assimiler la culture orientale qui était déjà présente dans la capitale du royaume. Là, à l’« école des traducteurs » de Tolède sont réunis des groupes de savants chrétiens, juifs et musulmans qui ont développé un travail scientifique remarquable en retrouvant des textes de l’Antiquité et en les traduisant dans les langues occidentales, un fait qui a contribué à poser les fondements de la renaissance scientifique dans l’Europe médiévale. Dans l’énorme production scientifique et littéraire planifiée et jusqu’à un certain point dirigée par lui même, son œuvre la plus significative et la plus personnelle, le recueil des Cantigas de Santa María occupe une place à part. Ce recueil, comprenant de riches miniatures qui ornent les deux principaux manuscrits a accompagné le monarque durant de longues années de sa vie et jusqu’à sa mort. Le grand chercheur Walter Mettman nous rappelle cet attachement : « Quand il gît malade et sur le point de mourir à Vitoria, alors que l’art des médecins ne peut plus le soulager, il demande qu’on le couvre non avec des pansements chauds mais avec ‘O livro das cantigas de Santa Maria’ qui par son pouvoir miraculeux lui rend la santé ». (Cantiga 209, n. 5 du CD). Quelques semaines avant sa mort, il prend dans un second testament les dispositions suivantes: « Que tous les livres des Cantares de loor de Santa Maria soient tous placés dans l’église où notre corps sera enterré. » Les Cantigas que nous rééditons dans ce nouveau volume d’ALIA VOX Heritage forment une sélection préparée et enregistrée durant l’année 1993 avec Montserrat Figueras, La Capella Reial de Catalunya et les musiciens de l’ensemble Hespèrion XX et à laquelle a été ajoutée la Cantiga « O ffondo do mar tan chao » (CSM383), enregistrée en 2008. JORDI SAVALL Florence, 19 mai 2017 |
|
ENGLISH VERSION As a lawmaker and originator of legal codes, Alfonso X, also known as Alfonso the Wise, followed in his father’s footsteps, carrying out projects planned and begun by King Ferdinand. In the field of poetry it is also very likely that he was inspired by the example of his father. As we know from Alfonso’s description of him in Setenario, as well as other sources, King Ferdinand was a great patron of the minstrels who visited the court of Castile and, significantly, he professed a deep devotion to the Virgin Mary, which is referenced in three of the Cantigas (122, 221 and 292). Emergence and spread of the Marian cult According to sources conserved in various 3rd century Coptic and Egyptian papyri, as well as texts by St Ephrem the Syrian († 373) and St Epiphany († 403), the author of Precationes ad Deiparam and the earliest popular liturgical hymns, the origins of the popular veneration of the Virgin Mary can be traced to the East. It was there, at the site of the famous temple of Artemis (the goddess of hunting, forests, mountains and the moon, considered by ancient traditions to be the twin sister of Apollo) in the city of Ephesus (present-day Selçuk, in the district of Izmir near Kusadasi, Turkey), at that time the second most important city in the Roman Empire that Mary was proclaimed the “Mother of God” during the third Ecumenical Council of Ephesus in 431. Regarded as the prelude to the spread of the Marian cult in both the Eastern and Western Church, this dogma was celebrated and set in stone for posterity by Sixtus III (432-440) with the rebuilding of the Liberian Basilica in Rome, today known as the Basilica di Santa Maria Maggiore. The basilica was the epicentre from which the most splendid rituals of the Marian liturgy radiated forth, as witnessed by the antiphons O admirabile commercium, Quando natus es ineffabiliter ex Virgine, Ecce Maria genuit Salvatorem, which were originally sung by the Eastern communities and subsequently translated into Latin to form part of the Roman liturgy to form part of the rituals of the Marian liturgy, and are still sung every year on 1st January on the Feast the Circumcision of Our Lord. After the 5th century, Gaul, Lower Germany and the Iberian Peninsula saw a proliferation of Marian churches. The Hispanic Church, where the Salve sancta Pares by the Latin poet Prudentius († after 405) was first sung, and which in the 7th century had translated into Latin the profoundly Marian works of St Ephrem, was that same Church which at Tarragona, at the end of the 7th or beginning of the 8th century, copied the Orationale, with its thirty-four splendid prayers dedicated to the Virgin Mary. (Higini Anglès, La música de las Cantigas de Santa María, 1958). From the middle of the 5th century, musical lyric poetry dedicated to the Virgin Mary, together with Latin poetry, spread throughout the Christian world; it should be remembered, however, that although many works from the archaic period are anonymous, the identity of many sacred Latin poets from as early as the 6th century is known to us. Among them, some of the principal poets before Alfonso the Wise who dedicated their poetic inspiration to extolling the glories of the Virgin Mary include Magnus Felix Ennodius († 521), Venantius Fortunatus (before 610), the Venerable Bede († 735), Paulus Diaconus († 799), Paulinus Patriarch of Aquileia († 802), Walahfrid Strabo († 849), Bishop Fulbert of Chartres († 1028), Hermannus Contractus († 1081), St Anselm of Canterbury († 1109), Peter Abelard († 1142), St Hildegard of Bingen († 1171), John of Garland († after 1252), Adam of Baseia († 1286), etc., many of them renowned figures in the history of music. Devotion to the Virgin Mary, which burgeoned during the 12th and 13th centuries –as well as the previously mentioned Latin repertory– led to another more popular flourishing of Marian songs in Romance languages, including the troubadour king’s collection of Cantigas de Santa Maria. This repertory saw a widespread increase from the 12th and 13th centuries, thanks to the creation and expansion of new religious orders which fervently promoted devotion to the Virgin Mary: St Bernard (the “Troubadour of Mary”) and the Cistercians, the Augustinians, Dominicans, Franciscans, Carmelites and Servants of Mary, all of whom competed to increase the musical presence in Marian art. According to Higini Anglès, of all the songbooks that have been preserved, Alfonso the Wise’s collection of 420 Cantigas de Santa Maria constitutes “the most important musical repertory in medieval European lyric poetry”, and it is undoubtedly the richest Marian songbook from the Middle Ages. 356 cantigas are narratives recounting the miracles of the Virgin, while the remainder, with the exception of an introduction and two prologues, are de loor, or refer to Marian or Christological feasts. All, except the introduction, are accompanied with music, and –as Jesús Martín Galán points out in his commentary – the variety of metrical forms used with great virtuosity by the authors of the texts is extraordinary, especially in the 64 non-narrative canticles, in which we find 53 different combinations. King Alfonso X His court and Las Cantigas de Santa Maria Alfonso X was born at Toledo on 22nd September, 1221, the firstborn son of Ferdinand III of Castile and Beatrice of Swabia and, although very little is known about his literary and musical education, there is documentary evidence that in his youth he liked to surround himself musicians and poets and compete with the troubadours and minstrels who served at his father’s court, where he first learned to appreciate Occitan songs and Galaico-Portuguese lyrics. His connections with the Royal House of France also introduced him to the monodic repertories in the Latin and Romance languages, as well as the Minnesang repertory. At his father’s royal chapel he discovered ecclesiastical chant, and at court he became acquainted with the lais, virolais and rondeaux and the musical forms practised by Provençal troubadours and French troveurs. One of his most important contributions, after being crowned king of Castile and Leon, was his ability to assimilate the Eastern culture that he found in the capital of the kingdom. There, at Toledo, the School of Translators gathered together an outstanding group of Christian, Jewish and Muslim scholars who carried out the great scientific task of rescuing the texts of Antiquity and translating them into Western languages, thereby contributing to lay the foundations of the scientific renaissance of medieval Europe. Within Alfonso’s huge scientific and literary production, which was planned and to some extent supervised by the king himself, his most significant as well as personal work, the collection entitled Cantigas de Santa Maria, takes pride of place. This collection, whose two principal manuscripts are richly adorned with miniatures, accompanied the monarch for many years until his death. The eminent scholar Walter Mettmann recalls the king’s fondness for the book, writing: “When he lay sick and close to death in Vitoria, and his skilled physicians were no longer able to offer him relief, he ordered that, instead of warm compresses, ‘the book of canticles to Holy Mary’ be laid on him, whose miraculous power restored him to health.” (Cantiga 209, No. 5 on the CD). Just a few weeks before his death, he requested in his will and testament “all the books of the Cantigas in praise of Holy Mary should be placed in the church where our body is buried”. The Cantigas re-released in this new ALIA VOX Heritage CD are a selection prepared and recorded in 1993 with Montserrat Figueras, La Capella Reial de Catalunya and the musicians of the ensemble Hespèrion XX, with the addition of the Cantiga O ffondo do mar tan chão (CSM383), recorded in 2008. JORDI SAVALL Florence, 19th May, 2017 | |
|
|
|
|
Cliquez l'un ou l'autre
bouton pour découvrir bien d'autres critiques de CD |