|
|
Comme Luigi Rossi, Francesco Cavalli et Giacomo Carissimi, Tarquinio Merula fait partie de cette génération de compositeurs, nés entre 1595 et 1605, pour lesquels le style concertant n’était plus un idiome inédit, mais le medium musical par excellence, acquis dès l’enfance comme le langage musical dominant de l’époque. Né en 1595 à Brusseto, Tarquinio Merula a probablement reçu sa formation musicale à la Cathédrale de Crémone ; après avoir occupé les charges de maître de chapelle à Lodi, en Lombardie, et à Varsovie, à la Cour Royale de Pologne, il alterna à plusieurs reprises, à partir de 1626, les mêmes charges pour les cathédrales de Crémone et de Bergame. Alors que Rossi, Cavalli et Carissimi ne parvinrent à l’apogée de leurs carrières que vers le milieu du siècle, voire plus tard, Merula fit imprimer la majeure partie de son oeuvre à une époque où les principaux compositeurs de la génération précédente, Claudio Monteverdi et Alessandro Grandi (dont il devait d’ailleurs prendre la suite à Bergame), marquaient encore la vie musicale italienne de leur empreinte décisive. Dès 1622, Merula publia un recueil de chants pour voix seule – qui n’a pas été conservé – puis, en 1638, un deuxième recueil, également pour voix seule, sous le titre de Curtio precipitato ed altri Capricij, dernier volume des sept qu’il consacra à la musique vocale profane ; la même année paraissait le célèbre Huitième livre de Madrigaux de Monteverdi. Exception faite de la Chaconne extraite du Deuxième livre de Madrigaux de 1633, toutes les compositions vocales qui figurent dans cet enregistrement sont extraites du volume de 1638, publié comme opus 13 par l’imprimeur Bartolomeo Magni à Venise. Dans les années 1730, l’engouement du public pour ces madrigaux très expressifs (pour voix seule), composés dans le style récitatif pour des scènes dramatiques, et ayant fait fureur dans le premier quart de siècle, avait déjà sensiblement faibli. Contrairement au postulat de certains théoriciens affirmant que, dans la musique vocale, la musique était seulement au service des paroles, les compositeurs de la jeune génération recherchaient un rapport plus équilibré entre mots et musique, rapport dans lequel les acquis déclamatoires et expressifs de cette nouvelle époque là se trouveraient unis à l’intérêt naissant pour la construction formelle et l’harmonie musicale. Chez Merula, cela se traduit déjà dans le choix des modèles textuels : dans les oeuvres pour voix seule qui ont été conservées, il renonce presque totalement aux textes de madrigaux, très souvent irréguliers dans leur forme, mais qui régnaient jusqu’alors. Au contraire, il accorde sa faveur à des formes strophiques, clairement organisées que l’on ne trouvait pas fréquemment dans l’art poétique classique. Quando gli ucelli portaranno i zoccoli, Canzonetta in sdrucciolo, constitue un bon exemple du recours parfois ludique à la tradition tant pour la forme que pour le contenu. Il s’agit en fait de quatre strophes de huit vers, soit la forme classique de la poésie épique. Cependant, le poète inconnu termine chaque vers sur une finale chaotique et glissante en sdrucciolo (un vers accentué sur l’antépénultième, dont les deux dernières syllabes sont brèves) – un procédé issu de la poésie comique –. Ainsi au niveau formel, celui-ci accomplit la mutation recherchée d’un style soutenu à un style plus trivial caractéristique de son contenu. Les métaphores précieuses et maniérées, fréquentes dans la poésie lyrique, et qui, en fait, servent à exprimer l’impossibilité (du genre : quand le cours des fleuves gravira les montagnes), sont ici transposées de la sphère aristocratique, c’est-à-dire pastorale, à une atmosphère de cour de ferme (Quand les chiens n’auront plus de testicules…). Elles y atteignent, par leur enchaînement presque sans fin, un effet franchement comique qui arrive même à friser l’absurde. Dans la composition, Merula renonce à une illustration musicale d’images particulières, préférant confier l’effet comique à la déclamation précipitée ainsi qu’à l’accentuation obstinément ponctuée et récurrente des trois dernières syllabes du vers. Pourtant dans cette pièce, le désespoir tout à fait réel exprimé par le chanteur l’emporte définitivement dans les derniers vers, plusieurs fois répétés. Si Merula compose les quatre strophes de la Canzonetta in sdrucciolo sous une forme bipartite, dans Menti lingua bugiarda, il s’agit d’une composition strophique dissimulée ; de fait, les quatre parties offrent une série de différences aussi bien musicales que déclamatoires, mais ce ne sont que les déclinaisons d’un modèle strophique de base, qui s’apparentent à des improvisations écrites. Ici, comme d’ailleurs dans les véritables chants strophiques, prédomine une déclamation presque exclusivement syllabique, renonçant aux effets de colorature, aux illustrations des paroles sur le mode du madrigal, et aux ornementations. Les mélodies d’origine populaire comme Folle è ben che si crede ou Un bambin che va alla scola voient leur cours, généralement plutôt dansant, contrarié par des irrégularités rythmiques. Par exemple, des hémioles inattendues. De fait, la mélodie de Sentirete una canzonetta est basée sur la Girometta, chanson populaire en vogue à l’époque. Par son accompagnement de bourdon et ses saillis dialectales, cette pièce évoque la sérénade d’un acteur comique de la commedia dell’arte célébrant la bouche, le nez et la chevelure d’or d’une bien-aimée cruelle. Pour le public actuel, le fait que des Capricci aussi triviaux côtoient dans le même recueil des pièces au contenu moral ou contemplatif demeure surprenant, mais pour les contemporains de Merula, la joie de vivre terre-à-terre et la réflexion sur la précarité de toutes choses étaient presque indissolublement liées. Chi vuol ch’io m’inamori est une réflexion spirituelle sur la vanité de l’amour terrestre. (Ce texte a également servi à une composition de Monteverdi: les Selva morale). Cette pièce est totalement analogue dans la mélodique aux Canzonette profanes, mais la mise en mesure rigoureuse, les passages austères et dissonants ainsi que les brusques changements de tonalité en montrent le genre sérieux. L’autre Canzonetta spirituale du recueil, une berceuse sopra alla nanna, que chante Marie à l’Enfant Jésus pendant son sommeil, possède une expressivité extraordinaire. Le motif de la berceuse, constitué de deux tons à un demi-ton d’intervalle, devait également être issu de la musique populaire et les fondements des variations strophiques de la partie de chant sont construits en basso ostinato. Merula compose les méditations de Marie sur le sort qui attend son enfant comme une petite scène dramatique : dans les deux dernières strophes du texte, après que l’enfant s’est endormi, la partie de basso ostinato s’achève et fait place au récitatif. Comme pour le motif de berceuse dans Hor ch’è tempo di dormire, l’utilisation d’une Ciaccona comme modèle de basse dans Su la cetra amorosa a une signification quant au contenu : elle incarne le jeu de cet amoureux transi et malheureux qui doit chanter sans cesse de nouvelles ballades amoureuses sur sa lyre d’amour, la « cetra amorosa ». D’un point de vue formel, la Ciaccona, en tant que basso ostinato, assure la cohérence d’une composition variée à l’extrême dont les parties menaceraient de perdre cette cohérence, sans un lien aussi fort. On y trouve, en effet des changements surprenants de majeur à mineur, une accentuation des registres extrêmes dans la partie chantée, le contraste entre des passages de la plus haute virtuosité et des passages solennels avec de longs silences, des déchaînements émotionnels soudains et une déclamation périlleuse, en particulier dans les passages de batailles. On y trouve enfin (et non des moindres), une liberté rythmique de la partie de chant déconcertante et sans cesse renouvelée, parallèlement au rythme déjà équivoque et syncopé de la Ciaconna qui tire chaque fois de nouvelles significations de la partie chantée. C’est justement dans ses compositions ostinato pour voix seule que Merula établit de manière très convaincante un nouveau rapport entre le mot et la musique, une sorte d’équilibre entre une signification textuelle expressive, et quelquefois dramatique, et une forme musicale dense, qui fut également le premier souci de compositeurs comme Martino Pesenti, Nicolò Fontei et Giovanni Felice Sances dans les années 1630-1641. Le fait que l’évolution de la musique vocale profane en Italie ait pris par la suite une autre direction, avec la séparation franche du récitatif et de l’aria, ne rend pas les oeuvres de cette époque d’expérimentation moins fascinantes. JOACHIM STEINHEUER |
|
ENGLISH VERSION Along with Luigi Rossi, Francesco Cavalli and Giacomo Carissimi, Tarquinio Merula belongs to that generation of composers, born between 1595 and 1605, for whom the concertante style was no longer a novel type of idiom, but the musical medium they had been familiar with from childhood as the prevailing musical language of the time. Tarquinio Merula was born in Busseto in 1595 and probably received his musical training at Cremona cathedral. He was appointed organist at Lodi (in Lombardy) and then at the court of the King of Poland in Warsaw and, from 1626 onwards, he switched several times from the post of maestro di cappella at Cremona cathedral to the same post at Bergamo, and vice versa. Whilst Rossi, Cavalli and Carissimi did not reach the height of their careers until the middle of the century or later, the major part of Merula’s works was published at a time when musical life in Italy was still dominated by the outstanding composers of the previous generation, Claudio Monteverdi and Alessandro Grandi. Moreover, he was Grandi’s successor at Bergamo on the latter’s death. In 1622, Merula published a collection of solo songs, unfortunately now lost. Then, in 1638, a second collection of solo pieces appeared, under the title Curtio precipitato ed altri Capricij, as the last of a total of seven volumes of secular vocal music. (It is worth noting that Monteverdi’s famous Eighth Book of Madrigals was published in the same year). Apart from the Ciaccona from the Second Book of Madrigals of 1633, all the vocal compositions on the present recording are taken from this volume of 1638, published by Bartolomeo Magni in Venice as opus 13. These very expressive solo madrigals or dramatic scenes, composed in the “stile recitativo”, had been all the rage in the first quarter of the seventeenth century. However, by the1630s, public interest had already clearly subsided. Contrary to the claims of certain theorists, who maintained that in vocal music the music should be there only to serve the words, the younger generation of composers sought a more balanced relationship between words and music, combining the declamatory and expressive achievements of the new age with a renewed interest in formal structure and musical harmony. This is to be seen already in Merula’s choice of texts: in the works for solo voice that have come down to us, he almost completely relinquishes the madrigal texts, most often irregular in form, which until then had been predominant; instead, he prefers clearly-articulated, strophic text forms, which were not often to be found in classical poetry. Quando gli uccelli portaranno i zoccoli, a “Canzonetta in sdrucciolo”, is a fine example of a playful approach to tradition, both in form and content. It consists of four eight-line stanzas (i.e. the classical form of epic poetry), but the anonymous poet uses the sdrucciolo, each line ending with two short, jerky syllables – an expedient used in comic verse. He thus successfully passes from an elevated style to a style that is in keeping with the not-so-elevated subject-matter. Here, the precious, mannered metaphors representing the impossible (“when rivers run upstream”, and so on), which are often to be found in lyric poetry of the lime, are transposed from a courtly (or, rather, pastoral) context to a more earthy environment (“when dogs have no testicles”…): the resulting effect is highly comical – almost absurd – especially when they are thus strung together almost ad infinitum. In his setting, Merula does not attempt to provide a musical illustration of any particular images; instead, he leaves the comic effect to the rapid declamation and to the ostinato stress on the last three syllables of each line. Nevertheless, the very real despair of the singer finally gains the upper hand in the last lines of the piece, which are repeated several times. While the four verses of the Canzonetta in sdrucciolo are through-composed (Ger: durchkomponiert) in two sections, Merula uses a disguised strophic setting for the four-part canzonetta, Menti lingua bugiarda: instead of the same music being repeated for each successive stanza, there are, in fact, differences both in the music and in the declamation, but these are merely variations on a basic strophic pattern, which have the effect of written improvisations. Here, as in the truly strophic songs, the declamation is almost exclusively syllabic, doing away with coloratura, madrigalistic word-painting and embellishments. Tunes taken from popular folksongs, such as those used in Folle è ben che si crede or Un bambin che va alla scuola, are interrupted in their apparently dance-like flow by rhythmical irregularities, such as unexpected hemiolas. The tune of Sentirete una canzonetta is in fact based on a well-known contemporary folksong, La Girometta. This piece, with its bourdon accompaniment and its sprinkling of dialect, is like the serenade of one of the comic actors of the commedia dell’arte, celebrating the nose, the mouth and the golden hair of his cruel-hearted beloved. For present-day audiences, it is somewhat surprising to find such earthy Capricci alongside pieces with moral or contemplative subject-matter in the same collection; but for Merula’s contemporaries, a mundane joy of living and reflection on the transitoriness of all things went almost indissolubly hand in hand. Chi vuol ch’io m’inamori is a spiritual reflection on the vanity of earthly love. (Monteverdi also used this text in his Selva morale). This piece is just like the secular Canzonette in its opening melody, but the use of duple time, the austere, dissonant passages and the sudden changes of key indicate the serious nature of this song. The other Canzonetta spirituale in the collection, a lullaby, sopra alla nanna, sung by the Virgin Mary to the infant Jesus, is extraordinarily expressive. The lullaby motif, consisting of two notes a semitone apart, is also, no doubt, of folk origin, and is used as ground bass for strophic variations in the singing part. Merula composes Mary’s meditations on the destiny awaiting her child as a short dramatic scene: in the last two stanzas, when the child has fallen asleep, the ground bass stops and its place is taken by recitative. Like the lullaby motif in Hor ch’è tempo di dormire, the use of the ciaccona in Su la cetra amorosa is relevant to the contents: it represents the playing of this unfortunate lover who is condemned to constantly sing new love songs on his “amorous lyre” (“cetra amorosa”). From a formal point of view, the ciaccona as ostinato bass gives the composition unity, for the latter is varied in the extreme; without such a strong link its parts would be in danger of losing their coherence: we find startling changes from major to minor, emphasis on the extreme registers in the voice part, contrast between extremely virtuoso passages and sostenuto passages, with long silences, sudden emotional outbursts, dangerously fast declamation, particularly in the battaglia sections, and, last but not least, a constantly-changing, disconcerting rhythmic freedom in the voice part, contrasting with the already equivocal syncopated rhythm of the ciaccona, which time and again takes on new meaning from the voice part. In his compositions for solo voice in which he adopted ostinato bass patterns, Merula very convincingly establishes a new relationship between words and music, a sort of balance between the expressive and, at times, dramatic textual content and a musically dense form. This was also the primary concern of composers such as Martino Pesenti, Niccolò Fontei and Giovanni Felice Sances in the 1630s and 1640s. The fact that secular vocal music in Italy subsequently followed another trend, with the clear separation of recitative and aria, does not in any way detract from the fascination of the works from this period of experimentation.JOACHIM STEINHEUER
| |
|
|
|
|
Cliquez l'un ou l'autre
bouton pour découvrir bien d'autres critiques de CD |